Le 27 mars 2024, la Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») a confirmé, dans le cadre de l’affaire Palmer v. Teva Canada Ltd. (l’« affaire Palmer »), que le droit canadien ne prévoit pas de réparation pour un risque accru de préjudice. Cette décision cadre avec d’autres décisions charnières récentes se rapportant à la responsabilité du fabricant et vient clarifier le fait que l’existence d’un préjudice réel, et non seulement l’existence d’un risque de préjudice, est nécessaire aux fins d’une indemnisation en matière délictuelle.
Contexte
Dans l’affaire Palmer, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté une demande d’autorisation d’intenter une action collective relativement à la contamination alléguée du valsartan, un médicament sur ordonnance servant à traiter l’hypertension.
Les demandeurs soutenaient entre autres que les défendeurs avaient manqué à leur obligation de diligence à leur égard en raison du fait que ces derniers ne s’étaient pas assuré que le valsartan ne comportait pas de N-nitrosodiméthylamine (la « NDMA ») et de N-nitrosodiethylamine (la « NDEA »), deux contaminants qui, selon les allégations des demandeurs, étaient cancérogènes. Par conséquent, les demandeurs ont réclamé des dommages-intérêts pour risque accru de préjudice et pour préjudice psychologique découlant de l’avis de rappel, ainsi qu’une indemnisation pour les dépenses qu’ils ont engagées au titre du suivi médical ainsi que des services médicaux qu’ils ont dû obtenir et des médicaments dont ils ont dû se défaire.
Le juge de première instance a statué que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir une cause d’action ou un fondement factuel quelconque selon lesquels la NDMA ou la NDEA étaient cancérogènes. Par conséquent, l’action proposée ne concernait que des pertes purement financières subies à l’égard d’un risque accru allégué de recevoir un diagnostic de cancer à la suite de l’ingestion de la NDMA ou de la NDEA. Le juge de première instance a refusé l’autorisation de l’action collective, en précisant que le droit prévoit des réparations pour des préjudices réels et non pour des préjudices futurs ou basés sur des suppositions (consultez notre Bulletin Blakes de juillet 2023 intitulé La Cour divisionnaire confirme que l’exposition à un risque accru de préjudice ne donne pas un droit d’action).
Principales conclusions
Préjudice réel
Le fait qu’aucun préjudice actuel ne s’était matérialisé constituait le principal obstacle auquel les appelants étaient confrontés. En appel, ces derniers soutenaient que leur demande visait deux types de préjudice réel : 1) un préjudice génotoxique (c.-à-d., des modifications physiologiques à l’échelle cellulaire ou moléculaire à la suite de l’ingestion de la NDMA et de la NDEA); et 2) un préjudice psychologique.
La CAO a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel un préjudice génotoxique constituait un préjudice réel et actuel. Elle a statué qu’un changement physiologique sans effet perceptible sur la santé ne peut faire l’objet d’une indemnisation en vertu du droit de la négligence. Par conséquent, cette demande comportait la même lacune que la demande relative au risque accru de cancer : aucun préjudice ne s’étant pas matérialisé.
En ce qui concerne la demande pour préjudice psychologique, la CAO a reconnu l’existence possible d’une cause d’action pour le préjudice psychologique actuel occasionné par le risque de préjudice physique futur (c.-à-d. un diagnostic de cancer). Elle a toutefois déclaré que la demande n’était pas viable, car les préjudices psychologiques allégués ne dépassaient pas les désagréments ordinaires et n’étaient pas « graves et de longue durée ». De plus, la CAO a conclu qu’un tel préjudice n’était pas prévisible chez une personne « dotée d’une résilience ordinaire ».
Notamment, la CAO a souligné que, selon les avis de rappel publiés au sujet du valsartan, le risque accru pour une personne d’être atteinte du cancer par suite de l’ingestion du produit prétendument contaminé s’établissait à entre 0,0086 % et 0,0011% lorsque le risque pour cette personne d’être atteinte du cancer au cours de sa vie était de 50 %. Par conséquent, la CAO a conclu que le rappel n’entrainerait pas ordinairement un préjudice psychologique à tel point de justifier une indemnisation en vertu du droit délictuel. Elle a déterminé qu’au contraire, les avis de rappel semblaient avoir pour but d’apaiser les inquiétudes.
La CAO a également souligné que, de toute façon, les demandes relatives aux préjudices psychologiques sont souvent intrinsèquement individualisées et, à ce titre, ne satisfont pas à l’exigence de la question commune pour qu’elles soient autorisées en tant qu’actions collectives.
Pertes purement financières
La CAO a par ailleurs confirmé la décision du juge de première instance de ne pas autoriser l’action pour négligence relativement aux pertes purement financières (y compris les dommages-intérêts pour les services médicaux et le suivi médical). Les pertes purement financières ne sont indemnisables que lorsque le produit présente un danger réel, important et imminent, et que pour les frais engagés en vue d’éviter ce danger.
En l’espèce, la CAO a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que le valsartan présentait un danger imminent ou qu’il n’était pas possible ou suffisant pour eux d’éviter tout danger en se défaisant du produit. L’indemnisation pour les pertes financières ne s’étend pas aux autres pertes, telles que la valeur de remplacement ou de remboursement du produit contaminé. Il ne peut également y avoir indemnisation pour des frais de services médicaux ou de suivi médical sans une action en négligence viable pour préjudices physiques ou psychologiques.
Législation en matière de protection des consommateurs et Loi sur la concurrence
Enfin, la CAO a rejeté la demande selon laquelle les défendeurs avaient violé la Loi de 2002 sur la protection du consommateur en faisant des assertions fausses, trompeuses, mensongères ou abusives au sujet du valsartan. La cause des demandeurs était en réalité une action pour négligence relativement à un produit contaminé, et non une action pour assertion mensongère. Il n’y avait aucune allégation ni aucun fait important à l’appui d’une allégation selon laquelle le valsartan était impropre à son usage prévu ou que le valsartan prétendument contaminé était un médicament inutile ou inefficace pour traiter l’hypertension.
La CAO a également rejeté la demande fondée sur des allégations d’indications trompeuses en vertu de l’article 52 de la Loi sur la concurrence (la « Loi »), au motif qu’aucune des indications trompeuses alléguées n’était susceptible de soutenir une cause d’action en vertu de la Loi. La CAO a précisé de surcroit que l’article 52 de la Loi a pour but de cibler les pratiques commerciales trompeuses, et non de faire naître une responsabilité pour des produits défectueux.
Leçons à retenir
Cette décision vient souligner l’importance de l’existence d’un préjudice réel dans les actions en matière de responsabilité du fabricant. Elle confirme que le droit canadien ne prévoit pas de réparation pour les risques théoriques ou basés sur des suppositions, car un préjudice réel (et donc indemnisable) doit être allégué. La décision vient également confirmer qu’une demande pour préjudice psychologique découlant d’un avis relatif à un risque accru sera rejetée si elle n’atteint pas le seuil de préjudice nécessaire pour obtenir une réparation et si elle ne répond pas au critère de la résilience ordinaire.
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