Le 21 février 2024, la Cour d’appel de l’Alberta (la « CAA ») a rendu sa décision dans l’affaire Paramount Resources Ltd. v. Grey Owl Engineering Ltd., laquelle constitue la plus récente décision sur l’application possible de l’article 218 de la loi intitulée Environmental Protection and Enhancement Act de l’Alberta (l’« EPEA »), soit un article portant sur la prorogation des délais de prescription relativement aux affaires qui concernent les rejets de polluants dans l’environnement. Cette décision clarifie également la portée du terme person responsible (« personne responsable ») en vertu de l’EPEA.
Contexte factuel
Paramount Resources Ltd. (« Paramount ») était propriétaire d’un pipeline d’acier en Alberta dont l’exploitation a débuté en 2001. En 2004, Paramount a fait installer un revêtement en fibre de verre (le « revêtement ») dans ce pipeline. Grey Owl Engineering et les autres défenderesses (collectivement, les « défenderesses ») ont toutes participé à la fourniture et/ou à l’installation du revêtement, ou encore à l’obtention de l’approbation réglementaire pour ce dernier. Grey Owl Engineering, par exemple, avait été embauchée afin de préparer une demande d’approbation réglementaire relativement à l’installation du revêtement.
Entre 2004 et 2015, le pipeline a été exploité par Paramount sans incident. Après avoir cessé l’exploitation du pipeline pendant quelques années, Paramount a obtenu l’approbation réglementaire nécessaire pour le réactiver au début de 2018. La reprise de l’exploitation du pipeline a eu lieu le 20 mars 2018 et, peu de temps après, soit le 11 avril 2018, une fuite a été détectée.
Les spécifications techniques du revêtement précisaient que ce dernier devait être situé sous la ligne de gel pour éviter les dommages pouvant être causés par le gel de l’eau à l’intérieur du pipeline. Selon une enquête menée par Paramount, le pipeline avait été installé au-dessus de la ligne de gel. La glace qui s’était alors formée à l’intérieur du pipeline avait endommagé le revêtement, entraînant ainsi la fuite.
Fondement de l’action
En 2018, Paramount a pris des mesures pour décontaminer le site touché par la fuite, à un coût estimatif de 20 M$ CA. En février 2019, Paramount a intenté une action contre les défenderesses, en présentant des demandes de nature délictuelle et contractuelle fondées sur des allégations selon lesquelles les défenderesses ne s’étaient pas assurées que le pipeline et le revêtement avaient été installés sous la ligne de gel, conformément aux spécifications techniques.
Les défenderesses ont soutenu que les demandes de Paramount étaient prescrites, car le revêtement avait été installé en 2004; selon elles, Paramount avait donc intenté son action bien après l’expiration du délai de prescription de 10 ans prévu à la Limitations Act de l’Alberta. En revanche, Paramount soutenait que son action pour négligence avait pour but d’obtenir une contribution et une indemnisation relativement aux coûts liés à son obligation prévue par la loi de réhabiliter les lieux touchés par la fuite. Par conséquent, le délai de prescription ne débutait qu’à compter du moment où cette obligation avait été engagée en 2018. Paramount a également présenté une demande pour la prorogation du délai de prescription en vertu de l’article 218 de l’EPEA. Aux termes de cet article, un juge peut proroger un délai de prescription lorsqu’il est allégué dans la demande en cause que le rejet d’une substance dans l’environnement a entraîné des effets préjudiciables.
La juge de première instance a statué en faveur des défenderesses. Paramount a interjeté appel de la décision.
Questions portées devant la CAA
Demande de contribution et demande d’indemnisation
Après s’être penchée longuement sur l’analyse du fondement d’une demande de contribution par rapport au fondement d’une demande d’indemnisation, la CAA a confirmé qu’une véritable demande de contribution découle d’une responsabilité partagée (entre le demandeur et l’intimé) envers un tiers. En l’espèce, Paramount n’avait pas établi que les défenderesses eussent une responsabilité directe envers le directeur de l’Alberta Environment and Protected Areas (le « directeur ») pour les dommages environnementaux résultant de la fuite. Comme Paramount n’avait pas démontré que les défenderesses partageaient avec elle la responsabilité envers un tiers (tel que le directeur), une demande de contribution ne pouvait donc pas être présentée.
Portée de la définition de person responsible prévue à l’EPEA
Bien que la définition de person responsible (« personne responsable ») prévue à l’EPEA soit souvent interprétée de manière large, la juge de première instance a souligné que cette définition ne vise pas à englober toute personne ayant participé à la construction d’un pipeline. Elle a également noté que la construction d’un pipeline ne correspond pas au fait d’assumer la responsabilité, la gestion ou le contrôle des substances à l’intérieur du pipeline, comme le prévoit l’EPEA dans sa définition de person responsible.
La CAA a non seulement confirmé la décision de la juge de première instance concernant l’interprétation du terme person responsible, mais elle a également souligné qu’aucune preuve n’indiquait que le directeur avait considéré les défenderesses comme étant des personnes responsables du site contaminé (person responsible for the contaminated site) en vertu de l’EPEA. Enfin, la déclaration déposée par Paramount ne laissait aucunement entendre que les défenderesses avaient des obligations en vertu de l’EPEA ou qu’elles avaient violé de telles obligations.
L’article 218 de l’EPEA devrait-il s’appliquer pour proroger le délai de prescription?
Toute décision prise en vertu de l’article 218 de l’EPEA doit prendre en compte les objets respectifs de la Limitations Act et de l’EPEA, ainsi que les considérations de politique générale sous-jacentes à chacune de ces dernières. D’une part, la Limitations Act est une loi qui repose sur le principe de la finalité. En vertu de cette loi, les actions doivent être intentées dans certains délais afin de protéger les défendeurs contre des obligations anciennes et de veiller à ce que les différends soient réglés pendant que les éléments de preuve sont encore disponibles et que les souvenirs demeurent frais dans la mémoire des parties concernées. D’autre part, l’EPEA invoque le principe du « pollueur-payeur » et l’article 218 de cette loi autorise la prorogation des délais de prescription pour que, dans certaines situations, un pollueur ne puisse pas échapper à ses responsabilités en raison du simple passage du temps. De plus, comme il peut être difficile de détecter une contamination de l’environnement, l’application stricte de la règle de la possibilité de découvrir le dommage en vertu de la Limitations Act à toutes les réclamations relatives à l’environnement pourrait entraîner des résultats déraisonnables ou inéquitables.
Donc, toute décision à rendre en vertu de l’article 218 de l’EPEA doit reposer sur un équilibre par lequel :
[TRADUCTION] [l]e juge doit prendre en compte le moment auquel l’effet préjudiciable allégué s’est produit, le fait que l’effet préjudiciable allégué aurait dû être découvert par le demandeur si ce dernier avait fait preuve de diligence raisonnable, l’existence ou non de tout préjudice que pourrait subir le défendeur, ainsi que tout autre critère que le tribunal estime pertinent.
En confirmant la décision rendue en première instance de rejeter la demande de prorogation du délai de prescription déposée par Paramount en vertu de l’article 218 de l’EPEA, la CAA a conclu que la juge de première instance n’avait commis aucune erreur susceptible d’examen en pesant les objectifs de la Limitations Act et ceux de l’EPEA et en déterminant qu’aucune prorogation ne devait être accordée. À cet égard, la CAA a statué ce qui suit :
[TRADUCTION] Enfin, le juge de première instance peut dûment considérer le rapport entre le demandeur et la partie visée par sa réclamation, ainsi que les faits liés à la pollution – son ampleur et les événements qui l’ont précédée. Bien que l’autorisation d’une prorogation en vertu de l’article 218 ne soit pas empêchée catégoriquement par le fait que la demande de contribution a été déposée par un pollueur et en vise un autre, la relation entre le demandeur, l’intimé et la pollution est un facteur qui peut être dûment pris en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance en vertu de l’article 218.
[…]
Comme le précisent les faits en l’espèce, le pipeline appartenait à Paramount depuis sa construction en 2001 et Paramount avait la responsabilité légale de réhabiliter les lieux touchés par la fuite de ce pipeline. Rien ne laissait entendre que les défenderesses étaient considérées comme responsables en vertu de l’EPEA jusqu’à ce que Paramount le soulève dans le cadre de ces demandes.
Conclusion
Cette décision apporte des précisions sur la définition du terme person responsible en vertu de l’EPEA. Elle confirme de nouveau que le facteur définitif est le contrôle, au moment du rejet, sur les substances rejetées, plutôt que la participation, dans le passé, à la construction ou à l’approbation du pipeline ou d’un autre conteneur dans lequel les substances rejetées ont été transportées ou entreposées.
Cette décision fournit également des précisions additionnelles sur les facteurs dont les tribunaux devraient tenir compte lorsqu’ils examinent des demandes de prorogation de délai de prescription en vertu de l’article 218 de l’EPEA. À bien des égards, ces facteurs sont de portée très vaste. La CAA a d’ailleurs confirmé que l’article 218 [TRADUCTION] « ne crée pas de catégories de réclamations permises et non permises pour lesquelles une prorogation peut (ou ne peut) être accordée ». Par exemple, les dispositions de cet article n’interdisent pas à une partie responsable d’intenter une action contre une autre partie. De même, ces dispositions ne se limitent pas aux rejets non détectés qui ont eu lieu loin dans le passé; elles peuvent également s’appliquer aux rejets qui ont été détectés rapidement. Le tribunal doit plutôt exercer son pouvoir discrétionnaire pour tenir compte des facteurs expressément énoncés à l’article 218 ainsi que tout autre critère qu’il estime pertinent en l’espèce.
Enfin, cette décision apporte des précisions succinctes sur la différence entre les demandes de contribution et les demandes d’indemnisation, bien que ce n’en soit pas l’objet principal. Ces précisions aideront sans doute les demandeurs à définir la nature de leurs réclamations, ainsi que les parties visées par ces dernières à cerner leurs moyens de défense.
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