Dans notre récente publication intitulée Principaux développements dans la jurisprudence canadienne en matière d’insolvabilité en 2022, nous indiquions que la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a accueilli des requêtes en autorisation d’appel visant les décisions Ernst & Young Inc. v. Aquino (l’« affaire Aquino ») et Golden Oaks Enterprises. Inc v. Scott (l’« affaire Golden Oaks »). L’affaire Aquino et l’affaire Golden Oaks portent toutes deux sur l’application de la doctrine de l’attribution d’un acte à une société (la « doctrine ») dans le contexte de l’insolvabilité. Toutefois, il existe entre elles des différences notables que les lecteurs devraient connaître. Le présent bulletin décrit ces différences, de même que les arguments présentés par deux intervenants, soit l’Institut d’insolvabilité du Canada (une association sectorielle sans but lucratif de premier plan qui se consacre à la promotion d’un leadership éclairé au sein du domaine de l’insolvabilité commerciale) (l’« IIC ») et le procureur général de l’Ontario (le « PGO »). Il est prévu que la CSC entendra ces deux affaires le 5 décembre 2023. Nous continuerons de faire le point sur l’évolution de la jurisprudence canadienne sur ce sujet important.
Doctrine de l’attribution d’un acte à une société
Selon cette doctrine, il est possible d’imputer les actions, l’intention et la connaissance de l’« âme dirigeante » d’une société à la société elle-même. Dans l’arrêt Deloitte & Touche c. Livent Inc. (l’« affaire Livent »), la CSC résume le critère applicable comme suit :
Afin de pouvoir imputer les actes frauduleux d’un employé à la société qui l’emploie, deux conditions doivent être remplies : (1) l’auteur de la faute doit être l’âme dirigeante de la société; et (2) les actes fautifs de l’âme dirigeante ne doivent pas excéder son pouvoir, en ce sens qu’ils doivent être accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. Pour les besoins de cette analyse, une personne cessera d’être une âme dirigeante à moins que l’acte qu’elle a commis (1) n’ait pas été complètement frauduleux envers la société; et (2) ait eu en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société.
Principales différences entre les affaires Aquino et Golden Oaks
Les principales différences entre les décisions que la Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour ») a rendues dans les affaires Aquino et Golden Oaks sont, premièrement, que la Cour a appliqué la doctrine dans l’affaire Aquino, mais pas dans l’affaire Golden Oaks, et deuxièmement, qu’elle a mis l’emphase sur des aspects différents pour en arriver à ses conclusions.
Dans l’affaire Aquino, la Cour a appliqué la doctrine afin d’imputer l’intention du dirigeant aux sociétés concernées. Dans cette affaire, l’accent a été principalement mis sur la reformulation du critère applicable à l’attribution d’un acte à une société, lequel est résumé dans l’affaire Livent dans le contexte des dispositions sur les opérations sous-évaluées contenues dans l’article 96 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») et dans l’article 36.1 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »). En confirmant la reformulation du critère de l’attribution d’un acte à une société dans l’affaire Aquino, la Cour a déclaré qu’une application stricte de la doctrine pourrait donner des résultats incompatibles avec l’objectif de réparation de l’article 96 de la LFI. En effet, l’application de cette doctrine devrait toujours tenir compte du domaine du droit en cause dans les circonstances et être fondée sur des considérations d’ordre public. Ultimement, la Cour a d’ailleurs le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer cette doctrine si elle estime que l’appliquer serait contraire à l’intérêt public. L’affaire Aquino confirme que les considérations d’ordre public dans le contexte de l’insolvabilité sont très différentes de celles propres au contexte des activités classiques des sociétés puisque, dans le premier cas, l’attribution de l’intention de l’âme dirigeante à une société peut être nécessaire pour éviter des résultats injustes pour les créanciers. Par conséquent, dans l’affaire Aquino, la Cour a reformulé le critère applicable à l’attribution d’un acte à une société afin de pouvoir déterminer précisément qui, des fraudeurs ou des créanciers, devraient assumer la responsabilité des actes frauduleux posés par une âme dirigeante dans le cadre du pouvoir conféré à cette dernière, ce qui l’a amenée à appliquer la doctrine à cette affaire.
L’affaire Golden Oaks diffère de l’affaire Aquino, car l’accent est plutôt mis sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour de s’abstenir d’appliquer la doctrine lorsque des facteurs de politique générale liés à l’insolvabilité jouent contre l’application stricte d’une telle doctrine. La Cour confirme qu’en plus des considérations d’ordre public, les tribunaux devraient également examiner soigneusement le résultat qui serait obtenu si la doctrine était appliquée dans le contexte d’une fraude. Si l’application de la doctrine devait permettre de bonifier l’indemnité versée à une victime de la fraude aux dépens d’une autre victime, ou si une partie ayant commis un acte frauduleux était alors en mesure d’échapper à sa responsabilité, l’application de la doctrine serait inappropriée. Dans cette affaire, la Cour a confirmé que la doctrine ne s’appliquait pas en raison des résultats qui en découleraient si elle devait s’appliquer. En effet, si la connaissance de son dirigeant devait être imputée à Golden Oaks Enterprises Inc. (« Golden »), cela ferait en sorte que la réclamation du syndic de faillite serait prescrite. Qui plus est, c’est la procédure d’insolvabilité elle-même qui en subirait les contrecoups, car cela (i) permettrait au dirigeant de Golden d’éviter les conséquences de ses actes frauduleux; (ii) priverait le syndic de faillite de tout recours civil au profit des créanciers de Golden; et (iii) irait à l’encontre des objectifs liés aux politiques sociales que sont la responsabilité des entreprises et le respect de la réglementation.
L’affaire Golden Oaks se différencie également de l’affaire Aquino pour ce qui est de l’application de la doctrine à une société ne comptant qu’une personne, et des dispositions législatives précises que la Cour a invoquées. L’affaire Golden Oaks confirme qu’en l’espèce, le contexte dans lequel la Cour a déterminé qu’elle avait le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’appliquer la doctrine était celui d’une société ne comptant qu’une seule personne. Dans l’affaire Aquino, la Cour n’avait pas eu à se pencher sur ce contexte particulier. En outre, l’affaire Golden Oaks porte sur un syndic de faillite qui avait intenté un recours fondé sur l’enrichissement injustifié, ainsi que sur l’interaction entre cette demande et la Loi de 2002 sur la prescription des actions (Ontario). De son côté, l’affaire Aquino porte sur une situation qui fait entrer en jeu l’article 96 de la LFI et l’article 36.1 de la LACC du fait qu’un des débiteurs a déclaré faillite tandis que l’autre a demandé d’être protégé contre ses créanciers en vertu de la LACC.
Arguments des intervenants
Dans sa requête en autorisation d'intervention dans l’affaire Aquino, l’IIC a soumis à la CSC sa position sur l’application de la doctrine dans le contexte de l’insolvabilité, et tout particulièrement en ce qui a trait à l’article 96 de la LFI. L’IIC a fait valoir que pour déterminer si la doctrine s’applique, il ne s’agissait pas simplement de faire un exercice qui s’apparente à de simples cases à cocher. En outre, des considérations d’ordre public devraient guider le recours à cette doctrine. La préservation des actifs d’un débiteur et l’assurance d’un traitement équitable des réclamations des créanciers sont des considérations d’ordre public clés qui, selon l’IIC, doivent être prises en compte au moment d’appliquer la doctrine dans le contexte de l’insolvabilité. D’ailleurs, toujours selon l’IIC, les différents types de cas d’insolvabilité peuvent nécessiter différentes applications de la doctrine en fonction de ces considérations d’ordre public. L’IIC considère que cette procédure d’appel devant la CSC est une excellente occasion pour que la Cour élabore une approche claire et générale pour l’application de la doctrine dans le contexte de l’insolvabilité.
De son côté, dans sa requête en autorisation d'intervention dans les affaires Aquino et Golden Oaks, le PGO a communiqué sa position sur l’application générale de la doctrine à des contextes inédits fondés sur des dispositions législatives de droit civil. Le PGO est d’avis que l’application de la doctrine au contexte offert par une disposition législative doit tenir compte des principes établis en matière de suprématie parlementaire et d’interprétation des lois, comme le principe selon lequel le fait de combler toute « lacune » en puisant dans la common law répond à une volonté d’appuyer l’objectif et le régime législatifs. Par conséquent, si une loi ne renferme pas de dispositions expresses en matière d’attribution d’un acte à une société, la doctrine doit être appliquée d’une manière qui donne effet à l’objectif de cette loi.
État des appels
Les registres de la CSC pour les affaires Aquino et Golden Oaks confirment que les appels seront entendus ensemble le 5 décembre 2023. L’IIC a obtenu l’autorisation d’intervenir dans l’affaire Aquino, tandis que le PGO pourra intervenir dans les affaires Aquino et Golden Oaks. Toutefois, étant donné que les deux affaires seront entendues en même temps, l’on s’attend à ce que la CSC étudie dans les deux cas les arguments de l’IIC.
Les mémoires des intervenants doivent être signifiés au plus tard le 31 juillet 2023. Ces documents devraient comprendre d’autres commentaires sur l’efficacité de l’approche axée sur l’ordre public que la Cour a adoptée dans le cadre des affaires Aquino et Golden Oaks à l’égard de la doctrine dans le contexte de l’insolvabilité.
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