Dans un récent arrêt de 257 pages, la Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de 17 juges (la « Cour »), a statué que le gouvernement de la Suisse a violé l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (la « Convention ») en omettant de mettre en place le cadre réglementaire interne approprié pour lutter contre les changements climatiques.
Dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, les demanderesses consistaient en une association à but non lucratif créée pour promouvoir et mettre en œuvre une protection efficace du climat au nom de plus de 2 000 adhérentes, dont la grande majorité était des femmes âgées vivant en Suisse, et certaines adhérentes de cette association à titre individuel. Vingt-trois intervenants, dont des gouvernements de pays européens, ont également participé à ce recours. Les demanderesses se sont plaintes de divers manquements des autorités suisses relativement à l’atténuation des changements climatiques qui, selon elles, ont eu des conséquences négatives sur leur vie, leurs conditions de vie et leur santé en violation notamment de l’article 8 de la Convention, en vertu duquel « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Les demanderesses ont fait valoir, notamment, que les vagues de chaleur découlant des changements climatiques ont causé, causent et causeront des décès et des problèmes de santé parmi leurs adhérentes, lesquelles font partie d’un groupe vulnérable en raison de leur âge et de leur genre. Les demanderesses ont également allégué que les autorités suisses n’avaient pas adéquatement recensé ni pris de mesures suffisantes pour établir le cadre réglementaire interne nécessaire pour faire face aux changements climatiques, notamment en adoptant des plafonds pour les émissions de gaz à effet de serre (GES), et que l’État était tenu d’établir un cadre législatif et administratif permettant d’atteindre ces objectifs.
Le gouvernement suisse a soutenu que, compte tenu de la faible intensité actuelle des GES au pays, les manquements qui lui étaient reprochés n’étaient pas de nature à causer, à eux seuls, les préjudices évoqués par les demanderesses. Par conséquent, il a soutenu qu’il n’y avait pas de lien suffisant entre les émissions polluantes et ses actes ou omissions. Enfin, il a soutenu que la Suisse s’est acquittée de ses obligations au titre de l’article 8 de la Convention et que les griefs des demanderesses devaient être déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement.
La Cour a conclu que, en 2017, le réchauffement planétaire anthropique a dépassé d’environ 1 °C les niveaux de l’époque préindustrielle (la période 1850-1900), qu’il augmente de 0,2 °C par décennie et que, dès lors, des mesures ambitieuses d’atténuation sont indispensables pour limiter le réchauffement à 1,5 °C. Pour tirer ces conclusions, la Cour s’est appuyée sur diverses études et publications des Nations unies, ainsi que sur divers accords sur le climat, comme le Protocole de Kyoto (1997) et l’Accord de Paris (2015). La Cour note que limiter le réchauffement à 1,5 °C implique de ramener à zéro les émissions mondiales nettes de CO2 aux environs de l’année 2050. Ces faits ne semblent pas avoir été contestés sérieusement par les parties, ce qui a amené la Cour à conclure que « la question des changements climatiques est l’une des plus préoccupantes de notre époque ». La Cour suprême du Canada a émis la même opinion en 2021 dans l’arrêt Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Les juges de la majorité ont déclaré dans celui-ci : « [Les] changements climatiques mondiaux constituent un phénomène réel, et il est clair que l’activité humaine en est la cause première ». Étant donné la complexité des enjeux et l’état de la science sur le sujet, il est raisonnable de croire que ces conclusions seront, à un moment ou à un autre, contestées dans le cadre de futures procédures judiciaires portant sur les changements climatiques.
Ultimement, la Cour a déclaré que tous les États membres signataires de la Convention doivent mettre en place la réglementation et les mesures nécessaires pour prévenir une augmentation des concentrations de GES dans l’atmosphère terrestre afin de protéger le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que du domicile garanti par l’article 8 de la Convention (voir le paragraphe 546 de l’arrêt pour en savoir davantage). La Cour a statué que, pour déterminer si un pays s’est acquitté de ses obligations en ce sens, elle recherche si les autorités internes compétentes de celui-ci, qu’elles soient législatives, exécutives ou judiciaires, ont dûment tenu compte de la nécessité :
- d’adopter des mesures générales précisant le calendrier à respecter pour parvenir à la neutralité carbone;
- de fixer des objectifs et des trajectoires intermédiaires de réduction des émissions de GES (par secteur ou selon d’autres méthodes pertinentes) qui sont considérés comme aptes à permettre d’atteindre les objectifs nationaux de réduction des émissions de GES;
- de fournir des informations montrant si elles se sont conformées aux objectifs pertinents de réduction des émissions de GES ou si elles s’y emploient;
- d’actualiser les objectifs pertinents de réduction des émissions de GES avec la diligence requise et en se fondant sur les meilleures données disponibles;
- d’agir en temps utile et de manière appropriée et cohérente dans l’élaboration et la mise en œuvre de la législation et des mesures pertinentes.
Bien que la décision de la Cour ne puisse pas être appliquée au Canada, et qu’elle ne lie pas les autorités canadiennes, il n’en reste pas moins que les arguments avancés peuvent nous permettre d’entrevoir les enjeux qui pourraient être soulevés dans le cadre de futurs contentieux privés et publics.
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