Face à la crise de la COVID-19, les gouvernements provinciaux au Canada ont adopté des règlements qui suspendent les délais de prescription et de procédure civile. Ces règlements ne dressent généralement pas une liste détaillée des délais visés, ce qui crée une certaine confusion à l’égard des délais applicables dans divers domaines.
Un secteur particulièrement touché par cette situation est celui de la construction où l’application de ces règlements suscite des débats au sujet des délais dont dispose un créancier pour enregistrer un privilège de construction. Certains gouvernements provinciaux sont passés à l’acte pour mettre fin au débat. Ce bulletin examine la situation qui prévaut à cet égard au Québec, en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique en date du 13 avril 2020.
Québec
Le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec a émis le décret 177-2020 (le « décret d’urgence sanitaire »), soit une déclaration d’état d’urgence sanitaire conformément à l’article 118 de la Loi sur la santé publique. Le décret d’urgence sanitaire a été renouvelé et la durée de son application devrait être prolongée davantage. Le 15 mars 2020, dans la foulée de ce décret, la ministre de la Justice et la juge en chef du Québec ont publié un arrêté ministériel conjoint, en vertu de l’article 27 du Code de procédure civile, qui suspend tous les délais de prescription et de déchéance en matière civile, de même que les délais de procédure civile, jusqu’à ce que l’état d’urgence soit levé.
En principe, les délais prescrits pour les hypothèques de construction constituent des délais de déchéance et, par conséquent, ils devraient être suspendus aux termes de l’arrêté ministériel conjoint. Cela dit, les détenteurs d’une hypothèque de construction (entrepreneurs, sous-traitants, fournisseurs de matériaux, architectes, ingénieurs et ouvriers ayant participé à la construction ou à la rénovation d’un immeuble au Québec) ont intérêt à agir comme si les délais prescrits pour ces hypothèques continuent de s’appliquer. Ainsi, ces créanciers devraient quand même inscrire un avis d’hypothèque au registre foncier dans les 30 jours suivant la date de la fin des travaux et un préavis d’exercice de droit hypothécaire dans les six mois suivant cette date, et ce, même si ces délais étaient en cours en date du 15 mars 2020.
En effet, l’article 27 du Code de procédure civile mentionne seulement les délais de prescription et de procédure, et non les délais de déchéance. Le pouvoir de la ministre de la Justice et de la juge en chef du Québec de suspendre les délais de déchéance (dont les délais relatifs aux hypothèques de construction) pourrait donc être remis en question. À la lumière des circonstances actuelles sans précédent, il est difficile de prédire la position que les tribunaux prendront relativement à ces questions. De plus, le registre foncier demeure ouvert pendant la crise de sorte qu’il est possible d’y inscrire une hypothèque de construction.
Ontario
Le 9 avril 2020, le gouvernement de l’Ontario a publié le règlement de l’Ontario 137/20 pris en vertu de la Loi sur la protection civile et la gestion des situations d’urgence (le « décret de l’Ontario »), qui suspend les délais de prescription et de procédure de façon rétroactive au 16 mars 2020.
Il n’est pas indiqué dans le décret de l’Ontario que ce dernier suspend les délais prescrits pour la conservation et l’opposabilité d’un privilège de construction aux termes de la Loi sur la construction, mais la plupart des juristes en sont arrivés à cette conclusion. Les propriétaires et les prêteurs devraient être prudents relativement au versement de la retenue puisque rien ne garantit que des privilèges seront éventuellement enregistrés. Par contre, les créanciers privilégiés éventuels feraient bien d’enregistrer leur privilège dans les délais prescrits par la loi en dépit du décret de l’Ontario, car l’effet de ce décret est loin d’être clair. De manière générale, cette confusion s’est traduite par un ralentissement ou un arrêt des versements de retenues aux entrepreneurs pendant cette période d’incertitude financière, tout en obligeant les entrepreneurs à respecter les mêmes délais qui régissaient leurs revendications de privilèges auparavant.
Pour régler cette situation, le procureur général de l’Ontario a annoncé, le 9 avril 2020, une modification au décret de l’Ontario en vue de lever la suspension des délais de prescription et de procédure aux termes de la Loi sur la construction. Cette modification est entrée en vigueur le 16 avril 2020. Les parties disposent de nouveau des délais qui leur restaient à la date de prise d’effet de la suspension, soit le 16 mars 2020, pour respecter les échéances.
Aux termes des modifications, sous réserve seulement de la période de suspension d’un mois, les délais relatifs à la conservation et à l’opposabilité des privilèges en Ontario demeurent les mêmes aujourd’hui qu’en date du 15 mars 2020. Les propriétaires et les entrepreneurs peuvent donc retrouver une certaine certitude à l’égard des règles régissant le processus relatif aux privilèges.
Alberta
Le 30 mars 2020, l’Alberta a publié l’arrêté ministériel 27/2020 en vertu de la Public Health Act (l’« arrêté de l’Alberta »), qui suspend les délais de prescription dans une instance, ou une instance prévue, aux termes d’une longue liste de lois de cette province. La suspension est rétroactive au 17 mars et la levée de celle-ci est prévue pour le 1er juin 2020. Différents tribunaux albertains ont publié des avis à la fin de mars en vue de suspendre ou de proroger les délais de dépôt prévus par les règles de procédure (Rules of Court) de l’Alberta, à l’exception des délais applicables aux présentations de demandes en vue d’intenter une poursuite civile. L’arrêté de l’Alberta a été la première directive qui a suspendu les délais de prescription de fond en Alberta en raison de la crise de la COVID-19.
La liste des lois visées dans l’arrêté de l’Alberta est très longue et comprend la Limitations Act, qui régit la plupart des causes d’action en matière civile. Toutefois, il est à noter que l’arrêté de l’Alberta ne fait pas mention de la Builders’ Lien Act. Par conséquent, l’arrêté de l’Alberta n’a pas d’incidence sur les délais prescrits pour l’enregistrement et l’opposabilité des privilèges de constructeur en Alberta. Les retenues peuvent donc continuer d’être versées par les propriétaires après la réalisation des recherches de titres usuelles aux fins des privilèges, et les créanciers privilégiés peuvent et doivent continuer de respecter tous les délais prescrits aux termes de la Builders’ Lien Act aux fins de l’enregistrement et de l’opposabilité des privilèges de constructeur.
Colombie-Britannique
Le 26 mars 2020, le gouvernement de la Colombie-Britannique (C.-B.) a pris l’arrêté ministériel MO86, qui suspend les délais de prescription et les délais dans lesquels une action, une instance, une demande ou un appel en matière civile et familiale doivent être déposés auprès de la Cour provinciale, de la Cour suprême ou de la Cour d’appel de la C.-B. Contrairement aux arrêtés et aux décrets des autres provinces, celui de la C.-B. n’est pas rétroactif et est seulement entré en vigueur à compter du 26 mars 2020. Bien que cette suspension était sans aucun doute plus limitée que celle prévue par le décret d’urgence de l’Ontario, elle a tout de même suscité de l’incertitude pour les projets en C.-B.
Pour remédier à la situation, le 8 avril 2020, le gouvernement de la C.-B. a pris l’arrêté ministériel MO98. Ce nouvel arrêté abroge et remplace l’arrêté précédent (MO86) en date du 15 avril 2020. Il prévoit la même suspension que l’arrêté précédent, mais précise que celle-ci ne s’applique pas aux délais de prescription ni à tout autre délai prescrit aux termes de la Builders Lien Act (C.-B.) et des dispositions connexes de la Strata Property Act (C.-B.). Dans la mesure où la suspension établie dans l’arrêté précédent s’appliquait aux délais de prescription et autres délais prescrits par la Builders Lien Act, cette suspension a pris fin le 15 avril 2020.
Les intervenants du secteur de la construction peuvent donc verser les retenues prévues en vertu de la Builders Lien Act après la réalisation des recherches adéquates, tandis que les créanciers privilégiés devraient présenter leurs revendications de privilège conformément aux délais prescrits. Les soi-disant privilèges « Shimco » (Shimco liens) continueront vraisemblablement d’être assujettis au délai de prescription général de deux ans prévu au paragraphe 6(1) de la Limitation Act (C.-B.). Ce type de privilège est une création relevant uniquement du droit de cette province. Découlant de l’affaire Shimco Metal Erectors Ltd. v. Design Steel Constructors Ltd., il permet à une partie de faire valoir un privilège à l’encontre de la retenue en déposant un avis de poursuite civile. Même si les délais prévus par la Limitation Act sont suspendus, il n’en demeure pas moins que si aucun privilège « Shimco » n’est revendiqué avant le versement de la retenue, le droit du privilège « Shimco » s’éteint. Par conséquent, les créanciers détenant un privilège de type « Shimco » devraient revendiquer leur privilège avant l’expiration du délai relatif à la retenue applicable énoncé à l’article 8 de la Builders Lien Act.
Conclusion
Les différences dans la façon dont chaque province traite les délais relatifs aux privilèges de construction (hypothèques légales de construction au Québec), combinées aux complications résultant de ces suspensions puis de la levée de ces suspensions, engendrent des questions complexes qui devraient inciter les intervenants du secteur de la construction à consulter leurs conseillers juridiques avant d’agir.
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R. Seumas M. Woods 416-863-3876
Richard Bell 403-260-9656
Laura Cundari 604-631-4177
ou un autre membre de notre groupe Règlement de différends en construction.
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