Le 19 juillet 2024, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu un arrêt dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Power (l’« affaire Power ») portant sur la possibilité de réclamer des dommages-intérêts contre l’État fédéral ou provincial lorsqu’ils adoptent une loi contraire à la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne »). La CSC avait déjà ouvert la porte à de telles poursuites dans l’affaire Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances) (« l’affaire Mackin »). L’arrêt de la CSC dans l’affaire Power vient préciser les critères à remplir pour pouvoir obtenir des dommages-intérêts de l’État dans de telles circonstances et soulève la question de savoir si les mêmes principes pourraient s’appliquer lorsqu’une loi viole les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la « Charte québécoise »).
Absence d’immunité absolue
Dans l’affaire Power, le demandeur alléguait que ses droits garantis par la Charte canadienne ont été violés lorsque le Parlement fédéral a adopté des lois qui modifiaient rétroactivement la possibilité pour certains délinquants de faire suspendre leur casier judiciaire. Le demandeur a intenté une action en dommages-intérêts contre le Canada en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne. Concédant que les dispositions de ces lois violaient la Charte canadienne, le Canada soutenait néanmoins que l’action en dommages-intérêts intentée par le demandeur devait être rejetée au motif que le Canada jouit d’une immunité absolue à l’égard d’une réclamation en dommages-intérêts résultant de l’adoption d’une loi déclarée inconstitutionnelle. Le Canada a donc déposé une demande préliminaire en rejet de l’action de M. Power.
Dans une décision partagée, la CSC conclut que le Canada ne bénéficie pas d’une immunité absolue à cet égard. Elle réitère les principes énoncés dans l’affaire Mackin 22 ans auparavant : l’État bénéficie d’une immunité restreinte, mais non absolue, contre une condamnation à des dommages‑intérêts à la suite de l’adoption d’une loi qui viole un droit protégé par la Charte canadienne. Pour obtenir des dommages, le demandeur doit démontrer que la loi est « clairement inconstitutionnelle ou participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir », faute de quoi l’État jouit d’une immunité contre une telle action. Selon la CSC, l’immunité absolue invoquée par le Canada ne permet pas de concilier les principes constitutionnels protégeant l’autonomie législative – tels que la souveraineté parlementaire, le privilège parlementaire et la séparation des pouvoirs – avec les principes constitutionnels qui sous-tendent l’obligation du gouvernement de rendre des comptes, comme le constitutionnalisme et la primauté du droit. Par conséquent, la CSC rejette la demande préliminaire du Canada en rejet de l’action de M. Power, lui permettant ainsi d’aller de l’avant avec son action en dommages-intérêts contre la Couronne.
Application à la Charte québécoise?
Les principes énoncés dans les affaires Power et Mackin s’appliquent-ils lorsque la Charte québécoise est en cause, notamment dans le cas de l’expropriation d’un bien qui serait jugée contraire à cette dernière?
Dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, la CSC a conclu à l’unanimité que la Charte québécoise, étant une source de droit fondamental, doit être interprétée au regard des principes de droit constitutionnel canadien. Ces principes sont susceptibles de comprendre le droit de poursuivre l’État à la suite de l’adoption d’une loi déclarée inconstitutionnelle, reconnu dans les affaires Mackin et Power. En vertu de l’article 49 de la Charte québécoise, toute atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par celle-ci confère à la victime le droit d’obtenir la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
Or, contrairement à la Charte canadienne, la Charte québécoise protège le droit de propriété. L’article 6 de la Charte québécoise prévoit que toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, « sauf dans la mesure prévue par la loi ». L’expropriation constitue une atteinte à ce droit. Selon l’article 952 du Code civil du Québec, le propriétaire d’un bien ne peut être contraint de céder sa propriété dans celui-ci, « si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’affaire Power soulève la question de savoir si le propriétaire d’un bien exproprié peut réclamer des dommages-intérêts de l’État au motif que la loi sur laquelle se fonde l’expropriation viole son droit reconnu à l’article 6 de la Charte québécoise et serait clairement inconstitutionnelle ou participerait d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Selon les circonstances, une telle réclamation pourrait être possible si la Charte québécoise est interprétée à la lumière des affaires Mackin et Power.
Conclusion
Dans l’affaire Power, la CSC confirme que l’État jouit d’une immunité restreinte, et non absolue, lorsqu’il adopte une loi qui viole les droits garantis par la Charte canadienne. Bien que la barre soit haute, une action peut être intentée contre l’État fédéral ou provincial, ainsi que tout gouvernement local (tel qu’une municipalité), pour l’adoption d’une loi qui viole les droits et libertés garantis par la Charte canadienne, dans la mesure où le demandeur établit que cette loi est clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Il sera intéressant de voir comment les tribunaux appliqueront ces principes aux causes fondées sur la Charte québécoise, notamment en ce qui a trait au droit à la jouissance paisible et à la libre disposition des biens reconnu à l’article 6 de cette dernière.
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