La Cour suprême du Canada (la « CSC »), dans l’affaire R. c. Grand Sudbury (Ville), a déclaré que la Ville du Grand Sudbury (la « Ville ») peut, à titre d’« employeur » en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (la « LSST ») de l’Ontario, être tenue responsable du décès d’une piétonne, et ce, même si la Ville a retenu les services d’un tiers pour entreprendre le chantier de construction concerné en tant que « constructeur ».
Contexte
En mai 2015, la Ville a commencé des travaux de construction au centre-ville de Sudbury. La Ville, qui était le propriétaire du projet, a retenu les services d’Interpaving Limited (« Interpaving ») à titre de « constructeur » du projet. Les seuls employés de la Ville qui travaillaient sur le projet étaient un petit groupe d’inspecteurs au contrôle de la qualité.
En septembre 2015, un employé d’Interpaving a heurté mortellement une piétonne alors qu’il conduisait un véhicule de chantier. La Ville et Interpaving ont été accusées d’avoir enfreint le Règlement de l’Ontario 213/91 – Chantiers de construction, lequel est pris en vertu de la LSST (le « Règlement »). Lors du procès, la Ville a réussi à faire abandonner les accusations au motif qu’elle n’était ni un « constructeur » ni un « employeur ». Bien que la conclusion de la juge de première instance ait été confirmée en appel devant la Division d’appel de la Cour des infractions provinciales (la « cour des infractions provinciales »), la Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO »), elle, a statué à l’unanimité que la Ville était un « employeur » et que l’affaire devait être renvoyée à la cour des infractions provinciales afin que celle-ci détermine si la Ville a fait preuve de diligence raisonnable dans les circonstances.
Dans sa décision, la CSC a été également partagée (4 contre 4), ce qui arrive assez rarement. Comme la majorité est requise pour infirmer la décision d’un tribunal inférieur, l’appel a été rejeté et la décision de la CAO a été confirmée.
Décision de la CSC
Définition du terme « employeur »
La juge Martin (parlant au nom de quatre des juges) a déclaré que la Ville était un « employeur » aux fins de l’établissement de la responsabilité de cette dernière en vertu de la LSST de l’Ontario.
L’alinéa 25(1)c) de la LSST prévoit qu’un « employeur » doit s’assurer que les mesures et les méthodes prescrites par la législation sont observées dans le lieu de travail. La juge Martin a souligné que, selon le cadre législatif de l’Ontario, le propriétaire d’un projet est réputé être un « employeur » s’il emploie un ou plusieurs travailleurs, ou s’il loue les services d’un ou de plusieurs travailleurs, y compris d’un entrepreneur, dans un lieu de travail où survient une violation alléguée de l’alinéa 25(1)c). Selon la juge Martin, la question de savoir si un propriétaire est un employeur en vertu de la LSST de l’Ontario ne dépend pas du degré de contrôle qu’il exerce sur le lieu de travail ou sur les travailleurs. Selon elle, la Ville était l’employeur des inspecteurs au contrôle de la qualité qu’elle avait employés ainsi que l’employeur d’Interpaving, dont elle louait les services pour entreprendre le chantier de construction.
Alinéa 25(1)c) de la LSST
Comme il est indiqué précédemment, l’alinéa 25(1)c) de la LSST exige que les employeurs s’assurent que les mesures et les méthodes prescrites par les règlements pris en vertu de la LSST (dont le Règlement) sont observées dans le lieu de travail. Le ministère du Travail doit prouver hors de tout doute raisonnable que les mesures et les méthodes prescrites par les règlements n’ont pas été observées dans le lieu de travail auquel l’employeur est « lié » par contrat avec des employés et/ou des entrepreneurs indépendants. La question de savoir si l’employeur a le contrôle du lieu de travail ou des travailleurs n’est pas pertinente. Étant donné que deux mesures de sécurité prescrites par le Règlement n’ont pas été observées dans le cadre du projet de construction, la juge Martin a déclaré qu’il y avait eu violation de l’alinéa 25(1)c).
Exercice de la diligence raisonnable
L’alinéa 66(3)b) de la LSST offre aux employeurs des moyens de défense fondés sur la diligence raisonnable. Un employeur peut donc éviter une peine s’il peut prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a pris toutes les précautions raisonnables dans les circonstances pour s’acquitter de son devoir en vertu de cet article. C’est à cette étape de l’analyse que le contrôle devrait être pris en compte; un employeur pouvant soutenir que son manque de contrôle indique qu’il a pris toutes les précautions raisonnables dans les circonstances. En rejetant l’appel, la juge Martin a confirmé l’ordonnance de la CAO qui renvoie à la cour des infractions provinciales la question de déterminer si la Ville a établi une défense de diligence raisonnable.
Opinions dissidentes
Les juges Rowe et O’Bonsawin (avec l’accord de la juge Karakatsanis) ont convenu que la Ville était l’employeur des inspecteurs au contrôle de la qualité, mais pas que celle-ci était l’employeur des travailleurs dont les services ont été retenus par Interpaving. Ils ont souligné que le devoir qui incombe à un employeur en vertu de l’alinéa 25(1)c) ne s’applique qu’aux travaux que l’employeur contrôle et exécute par l’entremise de ses travailleurs. Ils ont privilégié une approche fonctionnelle du devoir prévu à l’alinéa 25(1)c) afin d’éviter une interprétation trop large qui risquerait d’engager la responsabilité de parties à un projet qui n’étaient pas responsables d’entreprendre le projet en question. Les juges dissidents auraient, quant à eux, renvoyé l’affaire à la Cour de justice de l’Ontario pour que celle-ci décide si la réglementation invoquée relevait du devoir qui incombait à la Ville en vertu de l’alinéa 25(1)c).
La juge Côté, pour sa part, aurait rétabli l’acquittement prononcé par la juge de première instance au motif que la Ville n’était pas un « employeur » soumis à des obligations en vertu de la réglementation.
Leçons à retenir
Cette décision de la CSC risque d’entraîner des conséquences importantes pour les employeurs et les propriétaires de projets, notamment les suivantes :
La définition élargie du terme « employeur » au sens de la LSST et l’absence d’un « critère relatif au contrôle » aux étapes initiales de l’analyse donnent à penser que les employeurs devraient exercer le devoir visé à l’alinéa 25(1)c) (et éventuellement d’autres obligations propres à l’employeur en vertu de la LSST) dans tous les lieux de travail où ils emploient des personnes et/ou louent les services d’entrepreneurs. Par conséquent, si la décision de la CSC était appliquée de façon libérale par les inspecteurs du ministère du Travail à l’avenir, les employeurs pourraient ne pas être en mesure de se protéger contre une responsabilité éventuelle en vertu de la LSST en louant les services d’entrepreneurs, puisque leur devoir continuerait de s’appliquer. Cela dit, les employeurs pourraient toujours se prévaloir d’une défense fondée sur la diligence raisonnable, selon les faits de l’espèce.
Les employeurs devraient veiller, de façon engagée et diligente, à ce que les mesures et les méthodes prescrites par les règlements soient observées correctement dans le ou les lieux de travail où ils emploient des personnes et/ou louent les services de travailleurs, qu’ils exercent ou non un contrôle direct sur ce ou ces lieux de travail.
Il reste à voir comment la cour des infractions provinciales évaluera la défense de diligence raisonnable de la Ville, et si elle considérera comme constituant une défense pleine et entière le fait que la Ville avait retenu les services d’un constructeur possédant les connaissances spécialisées et le savoir-faire nécessaires. D’ici à ce que les tribunaux donnent d’autres précisions en la matière, il sera important que les propriétaires de projets examinent attentivement les processus et les procédures qu’ils mettent en place pour s’assurer que la santé et la sécurité demeurent une priorité pour toutes les parties participant à l’exécution d’un projet.
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