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Groupe Nygård : Examen approfondi du regroupement de patrimoines dans le cadre de procédures d’insolvabilité au Canada

28 février 2024

Dans le contexte en constante évolution des lois canadiennes en matière d’insolvabilité, le regroupement de patrimoines se révèle comme un recours puissant. Bien qu’il soit rarement utilisé, il est susceptible d’entraîner des répercussions importantes pour les entités débitrices visées et leurs créanciers. C’est d’ailleurs ce que souligne une décision récente de la Cour d’appel du Manitoba, laquelle met en avant cet élément complexe, mais crucial, du droit de l’insolvabilité.

REGROUPEMENT DE PATRIMOINES

Le regroupement de patrimoines est un recours exceptionnel qui est très peu utilisé dans le cadre de procédures d’insolvabilité. Il consiste, en fait, à regrouper les actifs de plusieurs entités liées de sorte que ces actifs soient conjointement mis à la disposition des créanciers de chacune des entités concernées par le regroupement. Le regroupement de patrimoines ne doit pas être confondu avec une jonction de procédures, qui est un recours plus couramment utilisé et plus bénin. Comme son nom l’indique, une jonction de procédures consiste à regrouper plusieurs procédures d’insolvabilité en une seule procédure, à des fins procédurales uniquement.

Contrairement à une jonction de procédures, laquelle a pour but d’alléger le fardeau administratif de celles-ci, un regroupement de patrimoines peut entraîner des répercussions considérables pour les entités débitrices et leurs créanciers. Dans la mesure où, dans le cadre d’un regroupement de patrimoines, chaque entité devient responsable envers les créanciers des autres entités concernées par le regroupement, une telle ordonnance peut avoir pour effet d’amoindrir la valeur patrimoniale de l’entité ayant la situation financière la plus solide des entités en question. Autrement dit, un regroupement de patrimoines profite habituellement davantage aux créanciers d’une partie des entités débitrices aux dépens de ceux des autres entités liées. Lorsqu’un recours aussi puissant est autorisé, malgré l’objection d’une des parties intéressées de surcroît, il est compréhensible que l’affaire en question attire l’attention. Lorsque cette même affaire est portée devant un tribunal d’appel, il n’est guère étonnant que l’attention qu’elle suscite soit d’autant plus grande.

GROUPE NYGÅRD

Dans sa décision rendue en septembre 2023 dans le cadre de la procédure de mise sous séquestre visant Nygård Properties Ltd. (« NPL ») et Nygård Enterprises Ltd. (« NEL » et, collectivement avec NPL, les « appelantes »), la Cour d’appel du Manitoba (la « Cour d’appel ») a confirmé l’ordonnance de regroupement de patrimoines qui avait été prononcée par le tribunal inférieur, laquelle avait eu pour effet de regrouper les actifs et les passifs des appelantes, ainsi que ceux d’autres entités débitrices qui faisaient elles aussi partie du groupe de sociétés Nygård (le « groupe Nygård »).

Cette décision de la Cour d’appel vient une fois de plus confirmer que le critère à appliquer pour déterminer si les circonstances d’une affaire sont appropriées dans le but de rendre une ordonnance de regroupement de patrimoines est celui établi dans Redstone Investment Corp. (Re) (l’affaire « Redstone ») par le juge Morawetz, aujourd’hui juge en chef de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (« CSJO »). Par conséquent, on sait maintenant avec plus de certitude comment les demandes de regroupement de patrimoines devraient être examinées par les tribunaux.

Dans sa décision, la Cour d’appel a par ailleurs souligné que, dans certains cas, le patrimoine d’entités insolvables peut être regroupé avec celui d’entités liées solvables. Cette précision laisse supposer un élargissement du cadre dans lequel des ordonnances de regroupement de patrimoines pourraient être émises à l’avenir. Selon la jurisprudence américaine, qui est beaucoup plus abondante en ce qui a trait à l’utilisation de ce recours, un regroupement de patrimoines visant à la fois des entités solvables et insolvables devrait être autorisé lorsque les considérations d’équité penchent en faveur d’un regroupement.

Enfin, selon la Cour d’appel, le fait que le créancier lésé qui conteste le regroupement de patrimoines soit lié à l’entité insolvable ou non peut influer sur la décision du tribunal d’émettre une telle ordonnance ou de refuser de le faire.

CONTEXTE

NPL et NEL, lesquelles deviennent les appelantes à une étape ultérieure de cette affaire, étaient membres du groupe Nygård, soit un groupe exerçant des activités de vente au détail de vêtements sous la propriété et le contrôle de Peter Nygård. NPL et NEL prétendaient être des entités solvables, contrairement aux autres entités du groupe Nygård, qui étaient incontestablement insolvables. Le groupe Nygård disposait d’une facilité de crédit garantie aux termes d’une convention de crédit, pour laquelle NPL et NEL étaient garants, mais n’étaient pas des emprunteurs directs.

En mars 2020, deux des prêteurs garantis des demandeurs (les « prêteurs garantis ») ont présenté une demande à la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, comme elle s’appelait alors, afin qu’un séquestre soit nommé à l’égard des actifs du groupe Nygård, y compris des actifs de NPL et NEL. La demande a été accueillie par le juge Edmond (le « juge de première instance ») et un séquestre a été nommé (le « séquestre »). À ce stade-là, les procédures de mise sous séquestre du groupe Nygård étaient regroupées à des fins procédurales uniquement.

À la suite de la nomination du séquestre, des ordonnances ont été prononcées afin que soient entamées la liquidation de stocks de détail et la vente de certains biens immobiliers canadiens appartenant au groupe Nygård. Après la délivrance de ces ordonnances, il a été établi que NPL était l’une des trois entités du groupe Nygård ayant des actifs considérables. Les actifs de ces trois entités ont été vendus et, après les paiements et les distributions aux prêteurs garantis, il restait environ 9,9 M$ CA à distribuer à titre de produit net tiré de la liquidation. NPL a fait valoir qu’elle détenait une créance garantie en subrogation des droits des emprunteurs directs de la facilité de crédit parce que les fonds provenant de la vente de ses actifs avaient servi à régler les réclamations des prêteurs garantis contre ces emprunteurs directs.

Le séquestre a ensuite présenté une demande de regroupement de patrimoines visant les entités du groupe Nygård au motif que ce recours était plus avantageux et plus équitable pour les créanciers de l’ensemble des entités du groupe Nygård, dont les employés, les locateurs et les fournisseurs. Le séquestre a notamment fait valoir que le regroupement de patrimoines augmenterait les fonds disponibles pour régler les réclamations des créanciers non garantis des entités du groupe Nygård.

NPL et NEL ont quant à elles affirmé qu’elles étaient des entités solvables, que ni les autres entités du groupe Nygård ni leurs créanciers n’avaient de créances valables sur les actifs de NPL et NEL et que, par conséquent, ces actifs devaient être distribués sur une base distincte des autres entités du groupe. NPL et NEL ont soutenu qu’une ordonnance de regroupement de patrimoines leur causerait un préjudice grave en amoindrissant leur valeur au profit d’autres groupes de créanciers. Un regroupement de patrimoines causerait également un préjudice à NPL en éliminant la créance garantie potentielle de NPL contre les emprunteurs directs du groupe Nygård et en mettant NPL et NEL en faillite.

DÉCISION DE PREMIÈRE INSTANCE

Le juge de première instance a conclu qu’il était justifié de regrouper les patrimoines des entités du groupe Nygård, y compris NPL et NEL.

Pour en arriver à sa décision, le juge de première instance a appliqué le critère du regroupement de patrimoines défini dans l’affaire Redstone (le « critère Redstone »). Dans cette affaire, le juge Morawetz, aujourd’hui juge en chef de la CSJO, a en effet établi un critère en trois volets pour déterminer les circonstances dans lesquelles il est approprié d’ordonner un regroupement de patrimoines :

  1. Existe-t-il des éléments qui pointent vers un regroupement, comme l’entrelacement des fonctions opérationnelles et d’autres points communs à l’échelle du groupe?
  2. Les avantages du regroupement l’emportent-ils sur le préjudice subi par certains créanciers?
  3. Le regroupement est-il juste et raisonnable dans les circonstances?

Pour ce qui est du premier volet du critère, les sept facteurs (non déterminants) suivants devraient être pris en compte avant de décider de passer à l’examen du deuxième volet :

  1. la difficulté de séparer les actifs;
  2. l’existence d’états financiers consolidés;
  3. l’efficacité résultant d’un regroupement en une seule entité;
  4. le regroupement d’actifs et de fonctions opérationnelles;
  5. l’unité d’intérêts dans la propriété;
  6. l’existence de garanties de prêts intersociétés;
  7. des transferts d’actifs sans que les formalités établies par les sociétés aient été observées.

Le juge de première instance a statué que, selon les rapports du séquestre, NPL et NEL étaient toutes les deux insolvables sur une base consolidée et qu’aucune preuve d’expert n’avait été déposée démontrant qu’elles étaient solvables.

Il a ensuite déterminé que les trois volets du critère Redstone étaient satisfaits et a ordonné que NPL et NEL soient incluses dans le regroupement de patrimoines avec les autres entités du groupe Nygård.

DÉCISION DE LA COUR D’APPEL

À la suite de la décision du juge de première instance, NPL et NEL, toutes les deux des créanciers ayant un lien de dépendance avec le groupe Nygård, ont interjeté appel de la décision devant la Cour d’appel.

Dans ses motifs concernant le regroupement de patrimoines, la Cour d’appel a confirmé que le critère Redstone, y compris les sept facteurs associés au premier volet de celui-ci, constituait le critère approprié à appliquer. La Cour d’appel a ajouté que le juge de première instance avait dûment examiné et appliqué le critère. Elle a également répété que le fait de prononcer une ordonnance de regroupement de patrimoines est une décision discrétionnaire et que cette décision doit être revue avec la plus grande déférence en appel.

En outre, la Cour d’appel a appuyé la conclusion du juge de première instance selon laquelle les appelantes étaient insolvables et a refusé de l’infirmer. À cet égard, d’ailleurs, la Cour d’appel a précisé que, même s’il avait été vrai que les appelantes étaient solvables, rien n’empêche une entité insolvable de faire l’objet d’un regroupement de patrimoines avec une entité solvable tant que les circonstances le justifient. La Cour d’appel a noté que, dans la jurisprudence américaine pertinente, il existe de nombreux cas dans le cadre desquels des entreprises solvables et insolvables ont fait l’objet de regroupements de patrimoines, et que ne pas permettre un tel regroupement dans les circonstances de l’instance minerait les objectifs réparateurs de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

POINTS À RETENIR

Critère Redstone

La décision de la Cour d’appel confirme une fois de plus que le critère Redstone est le critère approprié à appliquer au Canada pour les regroupements de patrimoines. Le critère Redstone a également été appliqué dans une autre affaire, soit dans Stevens v. Hutchens, par la CSJO. Il reste à voir, toutefois, si les tribunaux des provinces autres que ceux de l’Ontario et du Manitoba adopteront également ce critère. Le fait qu’une cour d’appel non ontarienne l’ait appliqué pourrait inciter les tribunaux d’autres provinces à en faire autant.

Tiers créanciers

Dans l’affaire Redstone, le juge Morawetz, aujourd’hui juge en chef de la CSJO, avait refusé de rendre une ordonnance de regroupement de patrimoines en partie en raison du préjudice que ce recours causerait aux créanciers sans lien de dépendance de l’entité ayant une valeur d’actif importante. Dans l’affaire Nygård, les seuls créanciers présumés qui s’opposaient au regroupement de patrimoines étaient les appelantes, lesquelles n’étaient pas des créancières sans lien de dépendance, mais plutôt des membres du groupe Nygård. Par conséquent, la décision de la Cour d’appel pourrait moins bien s’appliquer aux affaires dans le cadre desquelles des créanciers sans lien de dépendance subiraient un préjudice et contesteraient le redressement demandé.

Entités solvables

Dans une remarque incidente, la Cour d’appel a souligné que des entités solvables et des entités insolvables peuvent faire l’objet d’un regroupement de patrimoines dans des circonstances appropriées. À cet égard, elle cite favorablement une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (Kriegman v. Dill) qui ordonnait l’exécution d’un jugement rendu aux États-Unis relativement au regroupement de patrimoines de plusieurs sociétés américaines et canadiennes. La Cour d’appel reprend un passage de ce jugement dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique souligne l’abondance des cas aux États-Unis dans lesquels des tribunaux de la faillite américains ont autorisé le regroupement de patrimoines d’entités solvables et insolvables.

La jurisprudence américaine laisse effectivement entendre qu’un tribunal de la faillite peut regrouper les patrimoines de débiteurs et de non-débiteurs. Par exemple, dans AAA Bronze Statues & Antiques, Inc., le tribunal note qu’un tel recours peut être autorisé dans les situations où il existe un « lien identitaire substantiel » (substantial identity) entre les entités concernées et lorsque le regroupement est nécessaire pour éviter un préjudice quelconque. À cet égard, la Cour d’appel souligne que si l’on interdisait le regroupement de patrimoines d’entités solvables et insolvables, un groupe d’entreprises pourrait « loger » (lodge) ses passifs dans l’un des membres du groupe (qui serait insolvable) et ses actifs dans un autre (un membre solvable) et, grâce à ce méfait, échapper à la portée d’un tel recours en equity.

Cette approche n’est toutefois pas sans controverse. Certains commentateurs américains critiquent en effet cette façon de procéder. Aussi axiomatique qu’elle puisse être, cette approche ne respecterait pas, selon eux, le cadre législatif de l’insolvabilité, puisque ces lois visent les entités insolvables et ne s’appliqueraient pas aux entités qui sont financièrement solides. De fait, il existe des motifs impérieux, fondés sur l’intérêt public et des principes juridiques, qui justifient que les entités doivent être insolvables pour pouvoir engager des procédures en vertu des principales lois sur l’insolvabilité du Canada. D’après les critiques soulevées, le fait de regrouper les patrimoines d’entités solvables et d’entités insolvables dérogerait de ce principe bien établi.

À la fin de leur analyse, les tribunaux devront examiner attentivement les faits et les circonstances de chaque affaire et s’assurer que, lorsqu’ils regroupent les patrimoines d’entités solvables et insolvables, tous les facteurs et éléments pertinents de l’affaire ont été soigneusement pris en compte.

CONCLUSION

Il est rare que les ordonnances de regroupement de patrimoines soient contestées. Malgré l’affaire Nygård, il y a lieu de s’attendre à ce que cela continue d’être le cas, compte tenu de la nature extraordinaire d’un tel recours. Cela dit, cette affaire donne à penser que le contexte dans lequel de telles ordonnances peuvent être rendues est en train de s’élargir, ne serait-ce que peu à peu.

Pour en savoir davantage, veuillez communiquer avec : 


ou un autre membre de notre groupe Restructuration et insolvabilité.

Les auteurs souhaitent reconnaître la contribution d’Andrew Kupfer, stagiaire en droit, à la rédaction du présent bulletin.

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