La Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « CBRA »), dans l’affaire Tuharsky v. O’Chiese First Nation and Poole Lawyers (l’« affaire Tuharsky »), confirme qu’un tribunal peut trancher la question de savoir si une personne qui n’est pas partie à une instance donnée (un « tiers ») peut intenter une action en diffamation fondée sur des remarques faites à son endroit dans des actes de procédure et une contestation de comptes d’honoraires. En fait, dans cette affaire, la CBRA a rejeté la requête en radiation présentée par les défenderesses puisqu’il n’était pas clair si l’immunité absolue s’appliquait ou non dans les circonstances.
Contexte
Dans l’affaire Tuharsky, la demanderesse a agi en qualité de chef du contentieux (la « chef du contentieux ») auprès de la Première Nation O’Chiese (« O’Chiese ») pendant un certain nombre d’années. Durant cette période, O’Chiese a retenu les services d’un cabinet d’avocats dans le cadre d’un litige pour lequel elle n’a pas obtenu gain de cause. O’Chiese a par la suite cessé d’avoir recours à ce cabinet d’avocats (l’« ancien cabinet ») et a retenu les services d’un autre cabinet d’avocats (le « nouveau cabinet ») pour la représenter dans le cadre d’une poursuite intentée à l’encontre de l’ancien cabinet (la « poursuite »), laquelle était fondée sur des allégations de négligence et de conflit d’intérêts. O’Chiese soutenait de surcroît que l’ancien cabinet lui a facturé des honoraires excessifs dans le cadre des mandats qu’elle lui avait confiés. Dans sa défense, l’ancien cabinet a nié ces allégations.
La réplique d’O’Chiese (la « réplique ») s’articulait principalement autour de la relation entre O’Chiese, l’ancien cabinet et la chef du contentieux, cette dernière n’étant pas partie à la poursuite par ailleurs. Dans la réplique, la chef du contentieux était nommée personnellement. De plus, la réplique contenait des commentaires remettant en question les compétences juridiques de la chef du contentieux, de même que des allégations selon lesquelles cette dernière avait agi sans autorisation en donnant des instructions à l’ancien cabinet, avait comploté avec une autre personne (l’« autre personne ») pour induire O’Chiese en erreur et avait une relation suspecte et inappropriée avec l’autre personne.
Le nouveau cabinet a demandé qu’un réviseur soit nommé afin que ce dernier examine tous les comptes d’honoraires remis par l’ancien cabinet. Le réviseur a conclu que les honoraires facturés par l’ancien cabinet étaient raisonnables et a noté que le nouveau cabinet était « très près » (extremely close) d’avoir fait des « allégations inappropriées et non fondées » (inappropriate and unfounded allegations) en qualifiant d’« inappropriée » (improper) la relation entre la chef du contentieux et l’autre personne. La chef du contentieux a alors engagé une action en diffamation à l’encontre, entre autres, d’O’Chiese et du nouveau cabinet. L’action en diffamation portait sur les commentaires formulés à l’endroit de la chef du contentieux dans les actes de procédure présentés à l’encontre de l’ancien cabinet et la contestation des comptes d’honoraires de ce dernier.
Les parties défenderesses ont présenté une requête en radiation visant la demande de la chef du contentieux au motif que les revendications de cette dernière étaient visées par la doctrine de l’immunité absolue. La juge saisie de la requête s’est dite d’accord avec les parties défenderesses et a radié la demande de la chef du contentieux, décision qui a été infirmée par la suite par la CBRA.
Décision sur l’appel
Lors de l’appel, la CBRA a confirmé que l’immunité absolue s’applique aux communications qui sont effectuées « pendant des procédures judiciaires ou quasi judiciaires ou qui sont faites d’une façon accessoire et aux fins de l’examen et de l’avancement de procédures judiciaires ou quasi judiciaires » (during, incidental to, and in the processing and furtherance of, judicial or quasi-judicial proceedings). Bien qu’il ait été indéniable que les commentaires visés par l’action en diffamation avaient été faits dans le cadre de procédures judiciaires ou quasi judiciaires, la question à trancher par la CBRA était de savoir si ces commentaires avaient été faits pendant les procédures en question ou d’une façon accessoire et aux fins de l’examen et de l’avancement de ces procédures.
La CBRA a déterminé que, comme l’immunité absolue doit être examinée en fonction du contexte dans lequel elle est revendiquée, la CBRA devait donc évaluer la façon dont les commentaires s’inscrivaient dans les procédures et établir s’ils avaient été faits dans le cadre d’une « étape reconnue » (recognized step) de ces dernières. Cette analyse, selon la CBRA, pouvait nécessiter l’évaluation de l’objet des commentaires afin d’établir si ceux-ci étaient « suffisamment liés » (sufficiently related) aux procédures. Selon la CBRA, quand bien même un commentaire fait dans le cadre d’une instance serait visé par une immunité absolue, ce même commentaire, lorsque répété dans des circonstances non liées à l’instance, peut ne pas être protégé par une immunité absolue dans ces circonstances. Du reste, la CBRA a conclu que la manière dont les commentaires sont formulés doit être examinée de façon globale et contextuelle afin de déterminer s’il existe un lien sous-jacent entre la formulation de ces commentaires et l’instance judiciaire ou quasi judiciaire. Compte tenu des circonstances particulières de cette affaire, cela n’était pas clair.
La CBRA a déterminé qu’un commentaire fait au sujet d’un tiers n’exclut pas automatiquement ce commentaire de l’immunité absolue. Cependant, le fait de formuler un commentaire au sujet d’un tiers peut ne pas être lié à une instance et, par conséquent, ne pas être protégé par l’immunité absolue. Dans l’affaire Tuharsky, la CBRA a conclu qu’il n’était pas « évident et manifeste » (plain and obvious) que l’immunité absolue s’appliquait dans les circonstances parce qu’il était possible de faire valoir que ce n’était pas tous les commentaires au sujet de la chef du contentieux qui avaient été formulés pendant les procédures en question ou faits d’une façon accessoire et aux fins de l’examen et de l’avancement de la demande. Selon la CBRA, ce manque de certitude faisait en sorte que la question devait être examinée de façon plus approfondie et que des conclusions devaient être établies en s’appuyant sur un dossier complet. Par conséquent, la CBRA a annulé la radiation de la demande.
Principaux points à retenir
La doctrine de l’immunité absolue pourrait ne pas s’appliquer à des commentaires diffamatoires faits au sujet d’une personne qui n’est pas partie à une instance lorsqu’il n’existe pas un lien suffisant entre ces commentaires et l’instance en question.
Les conseilleurs juridiques, lorsqu’ils rédigent des actes de procédure, devraient se garder de faire des commentaires gratuits et impertinents, qui ne sont pas liés à l’instance concernée, au sujet de personnes qui ne sont pas parties à cette instance.
Pour en savoir davantage, communiquez avec l’un des auteurs du présent bulletin.
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