La Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») a rendu récemment une décision dans l’affaire Lochan v. Binance Holdings Limited (l’« affaire Lochan »), confirmant la décision de première instance selon laquelle la convention d’arbitrage concernée dans cette affaire était nulle, car celle-ci était à la fois contraire à l’ordre public et inique.
Contexte factuel
Binance Holdings Limited (« Binance » ou l’« appelante ») est une société qui exploite la plus grande plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde. Entre 2019 et le début de 2022, par l’intermédiaire de son site Web, Binance a vendu à des Canadiens des cryptoactifs qui constituaient des dérivés. Dans la description du différend sous-jacent, le juge de première instance a souligné que les contrats de dérivés sur cryptomonnaies constituent des titres nouveaux et complexes comportant des risques, ce qui soulève des préoccupations au chapitre de la protection des investisseurs. En s’appuyant sur une décision rendue par le Tribunal des marchés financiers, il a également souligné qu’un vendeur est tenu de déposer un prospectus avant de vendre des produits dérivés sur cryptomonnaies; or, selon le dossier, l’appelante ne s’était pas inscrite auprès de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et n’avait pas demandé d’être dispensée de l’exigence d’inscription. De plus, l’appelante n’avait déposé aucun prospectus pour ses placements de titres.
En juin 2022, les intimés ont introduit une demande d’action collective se fondant sur l’article 133 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, LRO 1990, c S.5, lequel prévoit qu’un acheteur d’une valeur mobilière peut intenter une action en annulation ou en dommages-intérêts contre la société émettrice de la valeur mobilière en question si aucun prospectus visant le placement de cette dernière n’a été déposé. La déclaration proposait un groupe composé de toute personne au Canada qui, de septembre 2019 jusqu’à la date de l’autorisation de l’action collective proposée, aurait acheté des dérivés sur cryptomonnaies auprès de l’appelante.
Il était entendu que, comme il s’agissait d’une relation commerciale entre des parties situées dans des pays différents, la loi régissant cette relation était la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international L.O. 2017, chapitre 2, Annexe 5 (la « LACI »), et plus précisément l’annexe 2 de cette dernière, soit la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international (la « Loi type »). Les intimés soutenaient que le paragraphe 8(1) de la Loi type prévoit une exception relativement au caractère exécutoire général d’une convention d’arbitrage lorsque ladite convention est « caduque, inopérante ou non susceptible d’être exécutée ».
L’appelante a demandé la suspension de l’action, en soutenant que, conformément au contrat relatif aux conditions d’utilisation que les utilisateurs du site Web de Binance doivent signer, tout différend entre un tel utilisateur et Binance devait être réglé par voie d’arbitrage.
Le juge de première instance a noté qu’une partie requérante qui cherche à faire suspendre une action doit s’attendre à mener une bataille ardue puisque, de façon générale, l’intervention des tribunaux dans les différends commerciaux régis par une clause d’arbitrage valide doit être une exception, et non la règle.
Conclusions du juge de première instance
En déterminant que la clause d’arbitrage était inique et contraire à l’ordre public, le juge de première instance en est arrivé à un certain nombre de conclusions, dont les suivantes :
- Le site Web de l’appelante invitait les utilisateurs à ouvrir un compte « en moins de 30 secondes »; or, pour ce faire, les utilisateurs devaient consentir à une cinquantaine de pages de modalités, y compris la clause d’arbitrage.
- La clause d’arbitrage prévoyait que l’appelante pouvait modifier toute partie de cette dernière et qu’en acceptant les conditions d’utilisation, les utilisateurs consentaient à toute modification apportée ultérieurement à cette clause.
- Le dossier démontrait que durant la période visée par l’action collective proposée, l’appelante avait modifié à quatre reprises le lieu d’arbitrage.
- Le dernier lieu d’arbitrage établi par l’appelante était Hong Kong, la procédure d’arbitrage devant être administrée par le Hong Kong International Arbitration Centre; le coût médian d’une telle procédure s’élèverait à environ 30 000 $ US (compte non tenu des frais de déplacement et d’hébergement, des honoraires juridiques et d’experts, des frais de transcription, etc.).
Le juge de première instance a déterminé que les coûts de l’accès au tribunal d’arbitrage étaient exorbitants, ce qui rendait le lieu d’arbitrage inaccessible pour un investisseur « moyen » dans des cryptoactifs. Il a déterminé de surcroît que les membres possibles du groupe avaient signé un contrat « au clic » non négociable dont les détails étaient « enfouis hors de vue ». De plus, ce contrat ne divulguait rien sur la complexité logistique et les coûts des procédures d’arbitrage. Plus précisément, le juge de première instance a conclu que Binance avait conçu un contrat permettant à cette dernière de tirer parti de la complexité qui se cachait derrière l’apparence superficiellement banale d’une clause d’arbitrage.
Motifs d’appel et décision sur appel
Selon le premier motif d’appel soulevé par Binance, le juge de première instance aurait commis une erreur en examinant la question de savoir si la clause d’arbitrage était nulle, et donc contraire à l’ordre public, sans toutefois considérer d’abord si cette question devait être examinée par un arbitre conformément au principe de compétence-compétence. Selon ce principe, toute contestation de la compétence arbitrale doit être soumise d’abord au tribunal d’arbitrage, et non à un tribunal judiciaire.
La CAO a présenté un résumé du droit canadien applicable en la matière en soulignant que le principe de compétence-compétence ne s’applique pas dans les circonstances suivantes :
- lorsque la question de la compétence arbitrale repose exclusivement sur une question de droit ou lorsque les questions mixtes de droit et de fait n’impliquent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier (voir, à titre d’exemple, la décision rendue dans l’affaire Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs);
- lorsque des entraves empêchent une partie à soumettre un différend à l’arbitrage de sorte que, si la question de la validité de la clause d’arbitrage devait être décidée par un tribunal arbitral, il existe une réelle possibilité que cette question ne soit jamais résolue par ce dernier (voir, à titre d’exemple, la décision rendue dans l’affaire Uber Technologies Inc. c. Heller).
La CAO a conclu que le juge de première instance avait considéré adéquatement la question de savoir si une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait en l’espèce pour justifier l’intervention d’un tribunal judiciaire.
Selon le deuxième motif d’appel soulevé par Binance, le juge de première instance aurait commis une erreur en concluant qu’une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait aux circonstances. Or, la CAO a établi que le juge de première instance n’avait commis ni erreur de droit ni erreur de fait manifeste ou dominante en concluant que les exceptions au principe de compétence-compétence s’appliquaient en l’espèce, laquelle conclusion justifiait l’intervention des tribunaux de l’Ontario pour déterminer si la clause d’arbitrage était inique et/ou inexécutoire pour des raisons d’ordre public. Plus précisément, la CAO a conclu que les modalités d’arbitrage comportaient un libellé type, ce qui soulevait une question de droit. Elle a conclu également que, dans la mesure où il serait nécessaire d’effectuer un examen des faits en l’espèce, un tel examen n’exigerait pas de recherche sur les faits propres aux représentants des demandeurs, mais porterait plutôt sur la preuve au dossier et les types de différends susceptibles de survenir en vertu de la clause d’arbitrage en cause.
Principaux points à retenir
Cette décision s’ajoute à un certain nombre d’arrêts de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans le cadre desquels des conventions d’arbitrage intégrées à des contrats de consommation types ont été examinées de près afin de déterminer si les modalités de celles-ci étaient nulles parce que contraires à l’ordre public, ou autrement iniques.
Selon la conception moderne exprimée dans la législation canadienne en matière d’arbitrage, les parties sont tenues de respecter leurs conventions d’arbitrage. Or, certaines décisions rendues récemment par la CSC et d’autres tribunaux se sont fondées sur un examen approfondi de contrats types conclus par des parties peu averties pour déterminer si ces contrats étaient nuls et inexécutoires en raison de leur nature inique et contraire à l’ordre public. De façon générale, chaque affaire a été tranchée en fonction des faits relatifs à la convention d’arbitrage en cause. Dans certains cas, les conventions d’arbitrage ont toutefois été annulées lorsque le tribunal a déterminé que la participation au processus d’arbitrage qui était prévu à celles-ci serait trop difficile et/ou coûteuse.
Les conventions d’arbitrage intégrées à des contrats types doivent être soigneusement rédigées et faire l’objet d’un examen minutieux par un conseiller juridique expérimenté pour assurer que les modalités s’y trouvant sont conformes à la loi. Faute de quoi, un différend en la matière pourrait donner lieu à l’autorisation d’une action collective, comme ce fut le cas dans l’affaire Lochan.
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