Le 29 juin 2021, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « Cour ») a rendu publique sa décision attendue depuis longtemps dans l’affaire Yahey v. British Columbia (l’« affaire Yahey »). Après un procès de 160 jours, étayé par des milliers de pages déposées en preuve, la Cour a tranché : au cours des 120 dernières années, la conduite du gouvernement de la Colombie-Britannique (la « province ») a porté atteinte aux droits issus d’un traité de la Première nation Blueberry River (la « Première nation Blueberry »).
Cette décision est importante, car elle est la première à se pencher sur les critères juridiques permettant de déterminer si les effets cumulatifs de projets de développement autorisés par la province et des régimes de réglementation constituent une atteinte injustifiée à des droits issus d’un traité historique. Étant donné que d’autres instances similaires portant sur des atteintes à des droits issus de traités sont en cours au Canada, les lignes directrices dégagées de cette décision orienteront vraisemblablement les délibérations d’autres tribunaux.
CONTEXTE DU RECOURS
La Première nation Blueberry est l’une des signataires du traité no 8 et son vaste territoire traditionnel est situé dans le nord-est de la Colombie-Britannique. En vertu du traité no 8, il a été promis aux signataires autochtones qu’ils auraient le « droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche » dans l'étendue du territoire cédé, sous réserve des règlements gouvernementaux et des terrains qui « de temps à autre pourront être requis ou pris » pour des fins d'établissements, de mines, de commerce de bois ou autres objets. Le traité no 8 a été complété par des promesses verbales faites aux signataires autochtones selon lesquelles ceux-ci « auraient après le traité les mêmes moyens qu'auparavant de gagner leur vie ».
Or, depuis 120 ans, le territoire traditionnel de la Première nation Blueberry fait l’objet de grands projets de développement forestiers, pétroliers et gaziers, hydroélectriques, miniers et agricoles. L’impact environnemental de ces activités sur le territoire traditionnel de la Première nation Blueberry est considérable : moins de 14 % de ce territoire constitue aujourd’hui un paysage forestier intact.
Dans le cadre de cette instance, la Première nation Blueberry a allégué que les effets cumulatifs des activités industrielles et des projets de développement autorisés par la Couronne provinciale portent atteinte à l’exercice effectif de ses droits de chasser, de piéger et de pêcher dans son territoire traditionnel, lesquels droits sont issus d’un traité et protégés par la Constitution.
Pour sa défense, la province a fait valoir que les membres de la Première nation Blueberry ont conservé la capacité d’exercer effectivement leurs droits dans leur territoire traditionnel et a mis l’accent sur le droit exprès de la province, en vertu du traité no 8, de « prendre des terres » de temps à autre.
ANALYSE
Dans cette affaire, la Cour a tiré les quatre conclusions importantes suivantes :
A. Le traité no 8 protège le mode de vie de la Première nation Blueberry
D’abord, la Cour a statué que le traité no 8 contient la promesse de protéger le mode de vie de la Première nation Blueberry contre toute entrave. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a tenu compte de la plus récente décision de la Cour suprême du Canada portant précisément sur la portée et le fond du traité no 8, soit l’arrêt Mikisew Cree First Nation c. Canada (l’« arrêt Mikisew »). Il a été statué dans l’arrêt Mikisew que le traité no 8 n’est pas un plan directeur définitif sur l’utilisation des terres, mais plutôt un document susceptible d’être modifié et qui vise à régir la relation continue entre les parties. Ce traité n’aurait pas été conclu sans l’assurance de la Couronne que la capacité des membres de la Première nation Blueberry de chasser, de piéger et de pêcher comme faisant partie de leur mode de vie serait protégée contre toute entrave. En vertu du traité no 8, le droit de la province de prendre des terres n’est donc pas un droit absolu et indépendant, mais plutôt un droit qui existe en relation avec les droits protégés opposés de chasser, de piéger et de pêcher.
B. Pour constituer une atteinte, les effets cumulatifs doivent diminuer véritablement ou significativement les droits issus de traités
Très peu de décisions judiciaires rendues au Canada ont abordé l’impact de tels effets cumulatifs sur les droits des Autochtones. Dans cette affaire, la Cour avait la possibilité de se pencher sur la question du degré d’entrave nécessaire pour établir une atteinte à un droit issu d’un traité dans le contexte des effets cumulatifs. La Cour a conclu que la Première nation Blueberry devait démontrer qu’il y avait une diminution véritable ou significative des droits issus du traité.
Pour ce faire, la Cour a rejeté l’argument selon lequel il n’y a pas d’atteinte au traité no 8 tant qu’il existe un droit véritable de chasser, de piéger et de pêcher. La Cour a également rejeté l’argument voulant que l’obligation de consultation, qui est déclenchée par la possibilité d’une atteinte défavorable à un droit issu d’un traité (comme il est expliqué dans l’arrêt Mikisew), empêche un groupe autochtone d’intenter un recours fondé sur une atteinte dans certaines circonstances. Bien que la démonstration d’une diminution véritable ne puisse être faite en invoquant n’importe quelle entrave à un droit issu d’un traité, la Première nation Blueberry n’avait pas besoin de démontrer que ses droits issus du traité avaient bel et bien été éteints.
En outre, la Cour a confirmé que les groupes autochtones n’avaient pas à relever une seule source d’atteinte. Ce type de recours peut être fondé sur les effets cumulatifs des projets de développement, l’historique des projets de développement sur les terres, l’intégralité d’un régime de réglementation et les impacts de chacun d’eux.
Une fois ces critères établis, la Cour a conclu que les droits issus du traité de la Première nation Blueberry (en particulier en ce qui concerne la capacité de chasser, de piéger et de pêcher dans son territoire) avaient diminué véritablement et significativement lorsqu’ils sont considérés sous l’angle du mode de vie sur lequel ces droits reposent. La province n’a pas démontré que l’atteinte aux droits issus du traité était justifiée.
C. La province n’a pas mis en œuvre le traité de façon diligente
La Cour a déterminé que la province n’avait pas mis en œuvre le traité no 8 avec la diligence voulue puisqu’elle n’avait pas mis en place des protections permanentes et contraignantes pour les droits issus de ce traité; n’avait pas fourni de lignes directrices aux décideurs quant à la confirmation ou à la mise en œuvre des droits issus de traités; et avait omis d’intervenir face aux protestations répétées de la Première nation Blueberry selon lesquelles la province enfreignait le traité no 8 en omettant de prendre en considération les effets cumulatifs.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a examiné la preuve abondante produite, tant par la Première nation Blueberry que par la province, relativement à la réglementation provinciale sur le développement des ressources naturelles, à l’incidence des ententes sur les avantages économiques (Economic Benefits Agreement) (« EBA ») et à l’élaboration continue d’un cadre de référence provincial sur les effets cumulatifs.
La Cour a tenu compte de l’incidence des EBA entre la Première nation Blueberry et la province. Cette dernière a tenté de s’appuyer sur le fait que la Première nation Blueberry avait signé précédemment une EBA avec la province et qu’elle avait reçu, entre 2006 et 2013, des fonds atteignant plus de 18 M$ CA dans la foulée du développement industriel au sein de son territoire. Toutefois, en comparant les 100 M$ CA à 175 M$ CA que la province a tiré chaque année des mêmes activités, la Cour a conclu que ces ententes ne permettent pas de croire que la Première nation Blueberry avait donné son appui à ce développement industriel.
La province a tenté de fonder son argumentation sur un cadre d’évaluation des effets cumulatifs en cours d’élaboration depuis 2012. La Cour a jugé que ce cadre est d’une utilité limitée en raison de son développement retardé. En outre, le cadre élaboré à cette date ne fixait pas de seuils au-delà desquels les décideurs devraient intervenir pour régler la question des effets cumulatifs.
La preuve a également permis de démontrer que la province était au courant depuis au moins 2012 des préoccupations de la Première nation Blueberry au sujet des effets cumulatifs, mais qu’elle n’a fait aucune tentative véritable pour s’y attaquer. La Cour a plutôt décelé chez les représentants du gouvernement une tendance à réacheminer systématiquement ces préoccupations quand ils en prenaient connaissance.
Enfin, la Cour a fait les déclarations suivantes :
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La province a manqué à ses obligations envers la Première nation Blueberry en vertu du traité no 8;
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La province a porté atteinte sans justification aux droits issus du traité de la Première nation Blueberry en permettant que les effets cumulatifs du développement industriel diminuent significativement la capacité de la Première nation Blueberry d’exercer ses droits issus du traité;
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La province ne peut pas continuer à autoriser des activités qui enfreignent le traité no 8 ou qui portent atteinte sans justification aux droits issus du traité de la Première nation Blueberry;
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La Première nation Blueberry et la province doivent se consulter et négocier entre elles afin d’établir des mécanismes exécutoires en temps utile pour évaluer et gérer les effets cumulatifs du développement industriel sur les droits issus du traité de la Première nation Blueberry.
La Cour a suspendu la déclaration figurant au paragraphe 3 pour une période de six mois afin de permettre à la province de négocier avec la Première nation Blueberry.
POINTS À RETENIR
Le libellé et le contexte historique du traité no 8 sont semblables à ceux d’autres traités numérotés négociés visant de grandes parties du Canada, du nord de l’Ontario à la Colombie-Britannique et dans les territoires. Chacun des traités numérotés comprend un droit permettant à la Couronne de « prendre des terres » pour les utiliser d’une manière similaire à ce qui est prévu dans le traité no 8, pourvu que cette activité ne prive pas les détenteurs autochtones de droits issus d’un traité de leur capacité véritable d’exercer ces droits. Dans des régions faisant l’objet d’un développement industriel intense et visées par des traités numérotés historiques, des groupes autochtones remettent activement ces limites en question en se fondant sur les effets cumulatifs.
S’il reste à voir comment la province réagira à la suite de la décision rendue dans l’affaire Yahey, particulièrement à la lumière de son engagement à mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, cette décision représente la première fois qu’un tribunal déclare que les effets cumulatifs peuvent porter atteinte à des droits issus de traités historiques. Il s’agit donc d’une décision importante en raison de ses répercussions potentielles sur des litiges menés ailleurs au Canada. Il ne fait pas de doute que les questions soulevées dans l’affaire Yahey seront éventuellement examinées par la Cour suprême du Canada. En attendant, les tribunaux au pays se tourneront vraisemblablement vers cette décision pour s’orienter quant à l’examen de ces questions en pleine évolution.
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