Dans l’arrêt Grant Thornton LLP c. Nouveau-Brunswick, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a statué à l’unanimité que le délai de prescription commence à courir lorsque les faits à l’origine d’une réclamation sont découverts, c’est-à-dire, lorsque le demandeur connaît ou devrait connaître les faits importants permettant d’inférer la responsabilité du défendeur de manière plausible. Cette décision importante jette un éclairage fort utile sur le droit en matière de prescription et devrait inciter les défendeurs à présenter plus souvent des demandes pour jugement sommaire fondées sur l’expiration du délai de prescription applicable.
CONTEXTE
En 2009, la province du Nouveau-Brunswick a garanti des prêts bancaires pour une somme totalisant 50 M$ CA pour le groupe de sociétés Atcon (« Atcon ») après avoir obtenu un rapport d’audit préparé par Grant Thornton LLP (« Grant Thornton » ou le « défendeur »). Plus tard, Atcon n’a pas été en mesure d’honorer ses engagements à l’égard de ses prêts et a demandé à la province de rembourser les sommes visées par les garanties, ce qu’elle a fait en mars 2010. La province a alors retenu les services d’un autre cabinet d’auditeurs indépendants (« Richter ») pour que celui-ci lui présente l’état exact de la situation financière d’Atcon. Richter a remis à la province une version provisoire de son rapport le 4 février 2011, dans lequel il concluait que les états financiers d’Atcon n’avaient pas été dressés conformément aux principes comptables généralement reconnus.
Trois ans plus tard, soit le 23 juin 2014, la province a présenté une réclamation contre le défendeur alléguant que celui-ci a fait preuve de négligence en effectuant son audit. Le défendeur a sollicité un jugement sommaire afin de faire rejeter la réclamation de la province, au motif que celle-ci était prescrite en vertu de la Loi sur la prescription (la « LP ») du Nouveau-Brunswick. Selon cette loi, un demandeur doit présenter sa réclamation dans un délai de deux ans à compter du jour où sont découverts les faits y ayant donné naissance. Le juge saisi de cette demande s’est rangé côté du défendeur et a rejeté la réclamation. Toutefois, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a annulé ce jugement et conclu que les aspects essentiels de l’action pour négligence de la province ne pouvaient être connus avant que Grant Thornton ait soumis à la province les dossiers afférents à l’audit aux fins d’inspection par cette dernière, ce qui n’avait pas encore été fait. De l’avis de la Cour d’appel, le délai de prescription de deux ans commence à courir le lendemain de la date à laquelle « le demandeur apprend ou aurait normalement dû apprendre les faits qui lui confèrent un droit exécutoire à un recours ».
DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME
La CSC a rejeté l’approche adoptée par la Cour d’appel et a conclu à l’unanimité que la province avait découvert les faits ayant donné naissance à sa réclamation lorsque la version provisoire du rapport de Richter lui a été remise le 4 février 2011.
Étant donné que la province avait intenté sa réclamation plus de deux ans après cette date, celle-ci était prescrite.En vertu du paragraphe 5(2) de la LP (laquelle avait été modelée en s’inspirant de lois similaires de l’Ontario, de la Saskatchewan et de l’Alberta), le demandeur découvre les faits ayant donné naissance à sa réclamation le jour où il apprend ou aurait dû normalement apprendre que sont survenus les préjudices, les pertes ou les dommages et que ceux‑ci ont été causés entièrement ou en partie par un acte ou une omission du défendeur. La CSC a déterminé que la LP s’inscrit dans le cadre de la règle de common law de la possibilité de découvrir le dommage, laquelle a été établie pour la première fois dans l’arrêt Central Trust Co. c. Rafuse.
En ce qui concerne le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à la réclamation et pour déclencher l’application du délai de prescription, la CSC a statué que ces faits sont découverts lorsque le demandeur connaît, ou devrait connaître, les faits importants permettant d’inférer la responsabilité du défendeur de manière plausible. Le demandeur doit faire preuve de diligence raisonnable pour découvrir les faits importants. Le fait de soupçonner certains faits relatifs à une réclamation potentielle pourrait être suffisant pour inciter un demandeur à se poser des questions et faire naître une obligation d’enquête fondée sur la diligence raisonnable. Il n’est pas nécessaire que le demandeur connaisse le type exact de préjudice qu’il a subi ou la cause précise de celui‑ci pour que le délai de prescription commence à courir. La CSC a déterminé qu’une certitude quant à la responsabilité constituerait une norme trop exigeante. Le degré de connaissance requis pour découvrir les faits ayant donné naissance à une réclamation doit être plus élevé que de simples soupçons ou spéculations, sans aller jusqu’à exiger une certitude absolue.
Enfin, la CSC a précisé que dans le cas d’une réclamation fondée sur la négligence, il n’est pas nécessaire que le demandeur soit au courant du devoir de diligence du défendeur envers lui ou du manquement à cette norme de diligence. Autrement, les délais de prescription pourraient être repoussés indéfiniment, puisqu’il arrive souvent que le demandeur ne prenne conscience du manquement du défendeur à la norme de diligence applicable qu’au moment de la communication des documents en cours de litige ou à la suite de l’échange de rapports d’experts, ce qui ne survient qu’après que le demandeur a présenté sa réclamation.
POINTS À RETENIR SUR LE PLAN PRATIQUE
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Les demandeurs doivent faire preuve de diligence raisonnable lorsqu’ils intentent des réclamations. La CSC confirme que la diligence attendue des demandeurs est que ceux-ci doivent intenter leurs réclamations en temps opportun. Dès qu’un demandeur éventuel subit une perte ou a des soupçons en ce sens, il doit faire preuve de diligence raisonnable afin d’enquêter sur les circonstances ayant donné lieu à la perte et déterminer s’il souhaite intenter une réclamation. Retarder une réclamation en attendant d’avoir de l’information additionnelle peut augmenter le risque que le défendeur dépose avec succès une demande pour jugement sommaire fondée sur le délai de prescription.
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Les demandeurs n’ont pas à connaître tous les éléments d’une cause d’action avant de présenter une réclamation. La découverte de faits donnant naissance à une réclamation est un exercice factuel qui est tributaire des exigences de la loi applicable en matière de prescription ou des règles de common law en cette matière. La CSC a rejeté l’approche adoptée par la Cour d’appel selon laquelle les demandeurs devraient attendre la confirmation de chaque élément d’une cause d’action avant d’intenter une réclamation. Les demandeurs doivent plutôt mettre l’accent sur les faits ayant donné naissance à la réclamation, même si ceux-ci pourraient être utilisés pour de multiples causes d’action potentielles.
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Les lois en matière de prescription pourraient modifier la règle de la possibilité de découvrir le dommage. Si la CSC a confirmé que la LP codifie la règle de common law sur la possibilité de découvrir le dommage, elle a également précisé que le législateur peut adopter une loi en vue de modifier ou d’écarter cette règle. Voilà pourquoi les demandeurs qui envisagent de présenter une réclamation devraient toujours passer en revue la loi provinciale applicable en matière de prescription. Par exemple, la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario établit une présomption réfutable selon laquelle un demandeur a découvert les faits donnant naissance à sa réclamation le jour où l’acte ou l’omission sur lequel la réclamation est fondée est survenu.
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