Le 18 octobre 2023, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a entendu les plaidoiries des parties dans le cadre de l’appel interjeté dans l’affaire Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario. Cet appel soulève une question importante, soit celle de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») et, plus précisément, le droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives s’appliquent aux conseils scolaires. La décision que rendra la CSC dans cette affaire pourrait également fournir les indications nécessaires sur les attentes en matière de protection de la vie privée dans des circonstances non criminelles, telles qu'un lieu de travail.
Contexte
La Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario a déposé un grief au nom de deux enseignantes (les « plaignantes ») ayant fait l’objet d’une réprimande inscrite à leur dossier pour utilisation abusive de technologies appartenant au Conseil scolaire de district de la région de York (le « Conseil scolaire »). Les enseignantes en question avaient utilisé un journal personnel, lequel était protégé par un mot de passe et stocké sur Google Disque, pour consigner leurs préoccupations à l’égard d’un autre enseignant. Ayant appris l’existence de ce journal, d’autres enseignants se sont plaints à la direction de l’école au sujet de l’environnement de travail. Par suite de ces plaintes, le directeur de l’école a mené une enquête.
Bien que le journal ait été protégé par un mot de passe et créé au moyen de comptes personnels, le directeur y a tout de même accédé en touchant l’ordinateur portable de l’une des plaignantes; celle-ci l’ayant laissé ouvert par inadvertance dans sa salle de classe. Le directeur a alors pris des photos du journal, les a imprimées et les a transmises au Conseil scolaire. Un mois plus tard, les plaignantes ont reçu des lettres disciplinaires pour avoir utilisé du matériel technologique appartenant au Conseil scolaire aux fins de la tenue de leur journal.
L’arbitre chargé d’entendre le grief (l’« arbitre ») a conclu que les plaignantes avaient une attente raisonnable en matière de vie privée pour ce qui est de leur journal, laquelle attente avait été réduite par le fait d’avoir laissé l’ordinateur ouvert dans le lieu de travail. L’enquête menée par le directeur était donc raisonnable et ne constituait pas une violation du droit à la protection de la vie privée des plaignantes compte tenu des préoccupations soulevées par les autres enseignants au sujet d’un environnement de travail toxique. La Cour divisionnaire de l’Ontario (la « Cour divisionnaire ») a confirmé cette décision. Dissidente, la juge Sachs a noté que l’arbitre avait omis de pondérer les droits des plaignantes en vertu de l’article 8 de la Charte et les objectifs que le directeur cherchait à faire appliquer en vertu de la Loi sur l’éducation, soit principalement celui de faire maintenir le bon ordre et la discipline dans l’école. Soulignant les répercussions de cette décision, la juge Sachs a noté que [TRADUCTION] « les employés devraient faire l’objet de mesures disciplinaires pour leurs actions, plutôt que pour ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent dans des communications privées ».
La Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour d’appel ») a infirmé la décision de la Cour divisionnaire, statuant que l’arbitre et la majorité des juges de la Cour divisionnaire avaient commis une erreur dans l’interprétation des droits dont bénéficiaient les plaignantes au travail en vertu de l’article 8 de la Charte.
Questions
Application de la Charte aux conseils scolaires
L’une des questions principales soulevées par cet appel était de savoir si les conseils scolaires sont assujettis à la Charte. La jurisprudence de la CSC établit deux raisons pour lesquelles il peut être jugé que la Charte s’applique à une entité. Premièrement, il peut être décidé que, du fait de sa nature gouvernementale, l’entité fait partie du « gouvernement », et donc que l’ensemble de ses activités sont assujetties à la Charte. Deuxièmement, il peut être décidé que certaines activités de l’entité sont considérées des activités de nature « gouvernementale », et donc que seules ces activités sont assujetties à la Charte.
L’appelante soutenait que les conseils scolaires ne sont pas assujettis à la Charte pour ce qui est de questions liées au lieu de travail et à l’emploi, comme c’était le cas en l’espèce. Pour sa part, l’intimée soutenait que les conseils scolaires sont de nature gouvernementale et donc assujettis à la Charte pour ce qui est de l’ensemble de leurs activités. Durant l’audience, plusieurs juges, exprimant des préoccupations relativement à une situation dans laquelle les conseils scolaires ne seraient pas assujettis à la Charte, semblaient enclins à conclure que la Charte s’applique aux conseils scolaires en raison de leur nature intrinsèquement gouvernementale.
La décision de la CSC à l’égard de cette question aura d’importantes répercussions sur les écoles au Canada, ainsi que sur les milieux dans lesquels divers enjeux constitutionnels pourraient être soulevés.
Droits à la protection de la vie privée au travail
La portée des droits à la protection de la vie privée des employés au travail fait l’objet d’importants débats. Le commissaire à la protection de la vie privée du Canada a souligné que les individus ont droit au respect de leur vie privée au travail, même s’ils se trouvent dans les locaux de leur employeur et qu’ils utilisent le matériel de celui-ci. Cependant, les employeurs ont également besoin de certains renseignements au sujet de leurs employés pour des activités comme la paye et la dotation en personnel, ainsi que pour être en mesure d’assurer la gestion du rendement des employés et la sécurité en milieu de travail. La CSC a par ailleurs statué antérieurement que les droits à la protection de la vie privée au travail sont habituellement réduits; toutefois, ces droits ne disparaissent pas complètement.
La jurisprudence canadienne a également établi que la vie privée est un concept normatif. Dans le contexte de la Charte, l’article 8 exige que les tribunaux procèdent à une analyse contextuelle tenant compte de « l’ensemble des circonstances » pour déterminer s’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée dans l’objet d’une fouille. Cette analyse fortement contextuelle dépend de la nature de l’objet (c.-à-d., s’il s’agit du droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, du droit à la protection de la vie privée ou du droit à la vie privée qui a trait aux lieux), parmi d’autres facteurs.
En l’espèce, l’arbitre avait déterminé que le journal n’était pas visé par les droits à la protection de la vie privée, car il ne contenait pas de renseignements qui avaient trait à l’ensemble des « renseignements biographiques » des plaignantes. Or, cette conclusion se fonderait vraisemblablement sur une mauvaise interprétation des éléments visés par le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels; en effet, ces éléments ne se limitent pas aux renseignements biographiques et peuvent comprendre les points de vue et les opinions d’une personne. Selon la jurisprudence de la CSC, le droit à la protection de la vie privée porte non seulement sur le droit au secret d’une personne, mais aussi sur l’autonomie de cette dernière, c’est-à-dire sur la capacité de celle-ci de prendre des décisions quant à la façon dont ses renseignements personnels sont communiqués.
Dans sa décision, la Cour d’appel a noté que les plaignantes [TRADUCTION] « ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour protéger la confidentialité de leurs communications » et que le journal était [TRADUCTION] « simplement un document électronique contenant leurs conversations privées ». La Cour d’appel a également noté que [TRADUCTION] « bon nombre de conversations privées ont lieu par voie électronique plutôt qu’en personne ou par téléphone, [que ce soit] par courriel, messagerie instantanée ou d’autres moyens semblables » et que [TRADUCTION] « le risque que des renseignements personnels soient révélés dans de telles conversations est élevé ». Il convient de souligner par ailleurs que la CSC a déclaré, dans l’affaire R. c. Marakah, que le caractère objectivement raisonnable de l’attente au respect de la vie privée doit être déterminé au regard du risque que des renseignements personnels soient révélés, et non seulement au regard de la nature personnelle des renseignements révélés.
La décision que rendra la CSC sur ces questions fournira donc des indications bienvenues sur l’attente raisonnable au respect de la vie privée au travail, ainsi que sur la divulgation involontaire ou accidentelle des communications privées.
Blakes a agi pour le compte de l’intervenante, Egale Canada.
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