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Le principe de superpriorité établi dans l’arrêt Redwater s’applique au-delà du secteur pétrolier et gazier

Par Scott Birse, Dufferin Harper et Jordan Prestie (stagiaire)
25 juin 2024

Le 30 mai 2024, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rejeté une demande d’autorisation de porter en appel une décision rendue dans l’affaire Travelers Capital Corp. c. Mantle Materials Group, Ltd. Dans cette affaire, les juges ont confirmé que la superpriorité d’une autorité de réglementation établie dans l’arrêt Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd. (l’« arrêt Redwater ») ne se limite pas au secteur pétrolier et gazier. Ils ont toutefois choisi de ne pas se prononcer sur la distinction entre les biens étrangers ou non à un fait lié à l’environnement.

En 2023, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « CBRA ») a rendu la décision de première instance dans l’affaire Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd. (l’« affaire Mantle »). Elle a statué que l’Alberta Environment and Protected Areas (l’« AEPA ») détenait une superpriorité sur les réclamations des créanciers garantis à l’égard des obligations de remise en état d’une entreprise de carrières de gravier. 

Deux appels distincts de la décision rendue dans l’affaire Mantle portés devant la Cour d’appel de l’Alberta (la « CAA ») ont été rejetés. 

En fin de compte, c’est le juge de première instance qui a eu le dernier mot dans l’affaire Mantle lorsque la CSC a rejeté la demande d’autorisation visant les deux volets de la décision de la CAA. Par conséquent, les principes initialement établis dans la décision de première instance demeurent juridiquement valables et s’inscrivent dans l’évolution continue du droit portant sur les obligations en matière d’abandon et de remise en état ainsi qu’en ce qui a trait aux priorités des créanciers. 

Priorité des obligations environnementales 

Dans l’arrêt Redwater, la CSC a accordé à la Orphan Well Association de l’Alberta (un organisme sans but lucratif exerçant ses activités en vertu d’un pouvoir délégué par l’Alberta Energy Regulator) un rang de superpriorité à l’égard des frais liés aux obligations en matière d’abandon et de remise en état d’une société pétrolière et gazière. L’arrêt Redwater a en effet établi que les prêteurs garantis de producteurs pétroliers et gaziers prennent rang après l’organisme de réglementation susmentionné lorsque celui-ci a le pouvoir de contraindre une société à se conformer à ses obligations environnementales, notamment en matière de remise en état. Comme nous en avons déjà discuté, l’arrêt Redwater a généré de l’incertitude au sein des prêteurs garantis des sociétés menant des activités dans un secteur susceptible d’exposer ses participants à d’importantes responsabilités environnementales. 

Depuis l’arrêt Redwater, les tribunaux et les juristes ont cherché à clarifier l’application de cette décision. Les tribunaux de l’Alberta, en particulier, continuent de préciser les limites de cet arrêt. Ils ont notamment rendu des décisions portant que :

  • les obligations réglementaires en matière d’abandon et de remise en état sont inhérentes; elles s’appliquent peu importe l’existence et/ou le moment d’une mesure d’application de la loi par l’autorité de réglementation, et les biens d’une société pétrolière et gazière en faillite doivent être traités comme un seul bien (consultez Manitok Energy Inc. (Re) (la « décision Manitok ») (en anglais seulement));
  • les biens immobiliers détenus par une société pétrolière et gazière en faillite sont visés par la superpriorité établie dans l’arrêt Redwater, et les obligations réglementaires d’abandon et de remise en état ont priorité sur les réclamations pour les taxes municipales impayées (consultez Orphan Well Association v. Trident Exploration Corp. (la « décision Trident » (en anglais seulement)); 
  • l’arrêt Redwater ne fournit pas de fondement à l’égard d’une réclamation superprioritaire d’un justiciable privé (contrairement à une réclamation d’une autorité de réglementation) visant des coûts de remise en état de l’environnement (consultez Qualex-Landmark Towers Inc. v. 12-10 Capital Corp(en anglais seulement)). 

Dernier développement : l’affaire Mantle 

Contexte

Mantle Materials Group, Ltd. (« Mantle ») exploitait une entreprise de carrières de gravier sur des terrains publics et privés en Alberta. Elle avait acquis les carrières de gravier au moyen d’une ordonnance de dévolution inversée aux termes de la procédure en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies de JMB Crushing Systems Inc. (« JMB »). Avant l’acquisition des carrières de gravier par Mantle, l’AEPA avait émis des ordres d’exécution en matière de protection de l’environnement (des « OEPE ») à JMB visant certaines des carrières de gravier. Aux termes des OEPE, JMB était tenue de réaliser des travaux de remise en état auprès de divers biens en fin de vie. Conformément à l’ordonnance de dévolution inversée, Mantle était assujettie aux obligations en matière d’abandon et de remise en état de JMB décrites dans les OEPE.   

Après l’acquisition des carrières de gravier par Mantle (et donc après l’émission des OEPE), Travelers Capital Corp (« Travelers ») a prêté une somme de 1,7 M$ CA à Mantle pour l’achat d’équipement destiné à être utilisé dans le cadre des activités de celle-ci (l’« équipement »). Mantle a accordé à Travelers une sûreté en garantie du prix d’achat (une « SGPA »), soit une sûreté de premier rang grevant l’équipement.  

Aux prises avec des problèmes opérationnels et des enjeux soulevés par sa dette excessive, Mantle a déposé un avis d’intention de faire une proposition en vertu de l’article 50.4 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »). Dans le cadre de la procédure relative à l’avis d’intention qu’elle avait engagée, Mantle a proposé de s’acquitter de ses obligations de fin de vie relatives aux OEPE non exécutés avant que tout autre paiement soit versé à ses créanciers au moyen de la création et du classement de diverses charges de restructuration (les « charges de restructuration »), comprenant notamment un fonds pour le financement des travaux de remise en état. Les charges de restructuration devaient avoir priorité sur toutes les autres dettes, y compris la SGPA de Travelers. 

Mantle, avec l’appui de l’AEPA, a affirmé que l’arrêt Redwater et les décisions Manitok et Trident allaient dans le même sens que l’approche qu’elle privilégiait. Plus précisément, Mantle et l’AEPA ont avancé que, d’une part, les trois décisions en arrivaient à la conclusion que les obligations environnementales de fin de vie doivent être acquittées avant que tout autre créancier puisse recouvrer son dû à même l’actif de l’entité insolvable et que, d’autre part, la totalité de l’actif d’une entité insolvable doit d’abord être affectée à la satisfaction des obligations environnementales de fin de vie. 

N’étant pas du même avis, Travelers a plutôt avancé que l’arrêt Redwater établit une exception à la superpriorité pour les biens qui sont étrangers aux obligations environnementales d’un débiteur. Selon Travelers, l’équipement servait simplement aux activités de l’entreprise et était étranger au fait et au dommage lié à l’environnement. Par conséquent, la SGPA n’était pas déclassée par les obligations environnementales de Mantle. Travelers a également fait valoir que la décision Trident devait être écartée, car elle n’est pas conforme à l’arrêt Redwater et à la décision Manitok et viole de surcroit la doctrine du stare decisis vertical, laquelle précise les principes selon lesquels les tribunaux doivent suivre les décisions d’autres tribunaux.

Décision de la Cour du Banc du Roi

Dans l’affaire Mantle, le juge de première instance a approuvé la proposition de Mantle, y compris les charges de restructuration. Pour en arriver à sa décision, le juge a d’abord cherché à savoir si tous les biens d’un débiteur sont visés par la superpriorité. Il a noté que, d’après l’arrêt Redwater et la décision Manitok, les obligations environnementales sont des obligations rattachées à l’actif qui doivent être acquittées avant que n’importe quelle réclamation de créanciers soit réglée. Il a également noté que si l’arrêt Redwater et la décision Manitok précisent que tous les biens pétroliers et gaziers doivent être traités comme s’ils étaient liés aux obligations environnementales, la décision Trident élargit quant à elle la portée de ce principe aux autres biens d’une entreprise pétrolière et gazière, même si ceux-ci ne servent pas directement à la production de pétrole et de gaz. Après avoir consulté la doctrine du stare decisis horizontal et vertical, le juge n’a trouvé aucune raison de ne pas suivre la décision Trident. 

Le juge de première instance s’est ensuite demandé si une distinction pouvait être faite entre l’équipement et les biens immobiliers dans la décision Trident, d’une part, et l’équipement dans l’affaire Mantle. Il a déterminé que l’équipement, comme un convoyeur, un camion à benne et un excavateur, faisait partie de l’entreprise de production de gravier de Mantle. Il a ensuite déclaré que l’équipement grevé d’une sûreté en faveur de Travelers faisait autant partie de l’entreprise de gravier de Mantle que, dans la décision Trident, l’équipement et les biens immobiliers faisaient partie de l’entreprise pétrolière et gazière de Trident. Par conséquent, l’équipement n’était pas étranger aux obligations environnementales de Mantle et la superpriorité établie dans l’arrêt Redwater pouvait donc s’y appliquer. La CBRA a toutefois refusé de se prononcer sur la distinction pouvant être faite entre des biens étrangers et des biens non étrangers, laissant à d’autres le soin de se pencher sur la question.  

Enfin, le juge de première instance a noté que Travelers avait effectué un contrôle diligent avant de conclure la SGPA, exercice qui avait compris un examen de documents faisant état des obligations de Mantle aux termes des OEPE ainsi que de la garantie fournie à l’AEPA. Avant de signer la SGPA, Travelers avait eu la possibilité d’évaluer les risques, de prendre une décision éclairée et de négocier le coût d’emprunt à payer par Mantle. 

Ultimement, le juge de première instance a déterminé que la SGPA devait être subordonnée aux charges de restructuration puisque ces dernières étaient nécessaires à l’achèvement des travaux relatifs aux OEPE. 

Première demande d’autorisation d’appel

Travelers a demandé à la CAA de déclarer qu’une autorisation d’appel n’est pas requise pour interjeter appel de la décision de la CBRA en vertu du paragraphe 193c) de la LFI, et, au cas où sa demande lui serait refusée, a demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision de la CBRA. Dans l’affaire Mantle Materials Group, Ltd. v. Travelers Capital Corp., la CAA devait déterminer a) si Travelers avait un droit d’appel en vertu du paragraphe 193c) de la LFI, et b) si l’autorisation d’interjeter appel devait être accordée. 

La CAA a d’abord déterminé que Travelers était tenue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel. Ensuite, elle a appliqué les facteurs devant être pris en compte à l’égard d’une demande d’autorisation d’appel en vertu du paragraphe 193e) de la LFI, et a souligné qu’il s’agit essentiellement d’établir que l’appel proposé porte sur un point important pour lequel il existe au moins une cause défendable.  

Travelers a fait valoir que, peu importe l’arrêt Redwater et la décision Manitok, une question demeurait sans réponse dans sa cause puisque l’équipement était étranger au fait ou au dommage lié à l’environnement. Par conséquent, selon Travelers, celle-ci devait pouvoir réaliser sa sûreté sans attendre que Mantle se soit acquitté de ses obligations environnementales. 

La CAA a plutôt suivi l’arrêt Redwater et la décision Manitok et confirmé le principe prépondérant selon lequel les obligations en matière d’abandon et de remise en état lient l’actif d’un failli. 

En outre, la CAA a souligné que les obligations ne sont pas liées au type de bien et, ce qui est sans doute encore plus important, que le fait que Mantle n’est pas une société pétrolière et gazière ne change en rien l’application des motifs dans l’arrêt Redwater et la décision Manitok.  

Toutefois, comme le juge de première instance, la CAA a également statué que la question de déterminer quels biens sont étrangers au fait ou au dommage lié à l’environnement ne pouvait pas être abordée à la lumière des faits en l’espèce et ne pouvait donc être tranchée dans cette affaire.  

La CAA a donc rejeté la demande d’autorisation d’appel. 

Deuxième demande d’autorisation d’appel

Dans l’affaire Mantle Materials Group, Ltd. v. Travelers Capital Corp., la CAA a rejeté la demande de Travelers d’interjeter appel de la décision statuant que Travelers n’avait pas un droit d’appel en vertu du paragraphe 193c) de la LFI. 

Demande d’autorisation d’appel finale

Travelers s’est ensuite tournée vers la CSC afin de demander l’autorisation d’interjeter appel des deux décisions de la CAA. La CSC a rejeté la demande d’autorisation d’appel le 30 mai 2024 et n’a fourni aucun motif pour sa décision, comme c’est habituellement le cas. 

Conclusion

Le droit continue d’évoluer au fur et à mesure que les tribunaux s’attaquent à la façon et au moment d’appliquer le principe de la superpriorité établi dans l’arrêt Redwater. L’affaire Mantle confirme que la portée de ce principe s’étend au-delà du secteur pétrolier et gazier, c’est-à-dire aux autres secteurs faisant l’objet de la surveillance des autorités de réglementation, comme le secteur de l’extraction des ressources naturelles. En effet, selon la décision Trident, les biens qui font partie de l’entreprise d’extraction d’un débiteur sont assujettis à une superpriorité en faveur des obligations en matière d’abandon et de remise en état découlant de l’entreprise en question. La décision rendue dans l’affaire Mantle souligne que ces obligations ne sont pas limitées à un type de bien en particulier. Toutefois, la façon exacte de déterminer ce qui constitue un bien étranger et un bien non étranger dans le contexte des obligations environnementales demeure incertaine. Pour avoir des précisions sur cette question, il faut attendre une prochaine affaire portant sur des faits différents. D’ici là, nous continuerons de suivre attentivement tout changement dans ce domaine.   

Pour en savoir davantage, communiquez avec :

ou un autre membre de notre groupe Environnement.

Les auteurs souhaitent reconnaître la contribution de Jordan Prestie, stagiaire, au présent bulletin.

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