Dans une décision historique rendue le 28 février 2020, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») déclare que trois demandeurs sont autorisés à faire valoir en Colombie-Britannique (la « C-B »), contre une société britanno-colombienne, des recours fondés sur la complicité alléguée de cette dernière relativement à la violation du droit international coutumier dans un État étranger. La décision de la CSC dans l’affaire Nevsun Resources Ltd. c. Araya pourrait favoriser la présentation de nouveaux recours devant les tribunaux canadiens qui chercheraient à faire reconnaître la responsabilité de sociétés et de personnes physiques pour violation du droit international, ou même la responsabilité indirecte de celles-ci pour complicité dans la violation du droit international par autrui.
CONTEXTE
Les demandeurs sont des réfugiés et d’anciens ressortissants érythréens. Aucun d’entre eux n’est un résident de la Colombie-Britannique ou du Canada. En novembre 2014, les demandeurs ont intenté une poursuite contre la défenderesse, Nevsun Resources Ltd. (« Nevsun »), une société ouverte canadienne constituée sous le régime des lois de la Colombie-Britannique. Les demandeurs ont allégué que le gouvernement de l’Érythrée les avait forcés à travailler pour deux sous-traitants à la mine Bisha, en Érythrée, dans le cadre du programme de service national de l’Érythrée qui, selon eux, s’apparentait à un régime de travail forcé. La mine appartenait à une société érythréenne, qui en était également l’exploitant. Les actions de cette société étaient détenues à hauteur de 40 % par le gouvernement de l’Érythrée et de 60 % par Nevsun.
Les demandeurs ont allégué avoir été contraints de travailler à des salaires de subsistance et subi un traitement inhumain de la part des deux sous-traitants et de l’armée érythréenne. Ils ont réclamé des dommages-intérêts à Nevsun en se fondant sur des délits canadiens existants, notamment le détournement, les voies de fait, la séquestration, le complot et la négligence, ainsi que sur des violations des interdictions de droit international coutumier relatives au travail forcé, à l’esclavage, aux traitements cruels, inhumains ou dégradants, et aux crimes contre l’humanité.
Nevsun a présenté une demande pour faire rejeter le recours au motif que la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « CSCB ») n’avait pas compétence en raison de l’application de la doctrine de l’acte de gouvernement. Selon Nevsun, cette doctrine empêche les tribunaux nationaux de porter un jugement sur les actes souverains d’un gouvernement étranger. Nevsun a également fait valoir que le droit canadien ne reconnaît pas les recours civils pour violation du droit international.
La CSCB a rejeté les demandes de Nevsun et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé cette décision. Nevsun a fait appel devant la CSC.
DÉCISION DE LA CSC
Dans le cadre d’une décision majoritaire prononcée à 5 juges contre 4, la CSC a rejeté l’appel de la défenderesse et laissé les recours des demandeurs suivre leur cours.
La décision des juges majoritaires, rédigée par la juge Rosalie Abella, statue que la doctrine de l’acte de gouvernement ne fait pas partie du droit canadien. Cette doctrine a été subsumée dans les principes canadiens portant sur le conflit de lois et la retenue judiciaire, lesquels n’empêchent aucunement les recours des demandeurs.
Les juges majoritaires se sont ensuite penchés sur les réclamations fondées sur des violations du droit international coutumier. Ils ont conclu qu’en l’absence de disposition législative contraire, le droit international coutumier fait partie de la common law canadienne. Comme dans le cas du droit interne, les tribunaux prennent connaissance d’office du droit international en se référant aux décisions des tribunaux internationaux et à la doctrine.
Fait important : les juges majoritaires ont déclaré que les sociétés assujetties à la compétence des tribunaux canadiens pourraient être tenues directement responsables de violations du droit international, et même indirectement responsables d’« infractions de complicité » se rapportant à des violations du droit international par autrui, y compris des États étrangers, relativement à des actions au Canada ou à l’étranger. Cette augmentation potentielle de la responsabilité se justifie, selon les juges majoritaires, par le caractère public et l’importance des droits violés en jeu, la gravité du manquement à ceux‑ci et la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de toute violation ultérieure. Par ailleurs, les juges majoritaires ont conclu que plutôt que de reconnaître une cause d’action directe pour violation du droit international, un tribunal canadien peut reconnaître, à l’égard de telles violations, de nouveaux délits en vertu de la common law canadienne.
Les quatre juges minoritaires dissidents auraient accueilli l’appel de la défenderesse en totalité ou en partie. Ils ont donc rédigé deux opinions distinctes. L’une de celles-ci porte sur le risque et l’incertitude générés par cette nouvelle cause d’action potentielle au Canada en cas de violations du droit international, tout particulièrement lorsqu’il n’existe pas de recours à l’égard d’une violation du droit législatif canadien. L’autre opinion des juges dissidents aborde l’incidence qu’une allégation selon laquelle un État étranger a violé le droit international pourrait avoir sur la politique étrangère canadienne.
RÉPERCUSSIONS
Cette affaire illustre la propension croissante des tribunaux au Canada et ailleurs à permettre à des demandeurs d’intenter des recours contre des sociétés dans le territoire de celles-ci, même lorsque les actes reprochés ont été posés dans un territoire étranger.
La décision de la CSC de permettre un recours fondé sur le droit international laisse entendre que dans un tel cas, la société pourrait être soumise à des normes juridiques plus rigoureuses que celles qui sont en vigueur dans le territoire dans lequel les actes en cause se sont produits.
En général, le droit international coutumier est souvent compatible avec le droit canadien existant. Par exemple, la torture est interdite en vertu du droit canadien et du droit international. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas puisque les tribunaux internationaux rendent leurs décisions et font évoluer le droit international sans tenir compte des lois et principes juridiques du Canada. Or, les décisions des tribunaux internationaux pourraient dorénavant s’appliquer au Canada et avoir une incidence sur les actions des Canadiens, peu importe où ils exercent leurs activités commerciales.
Cet arrêt de la CSC devrait sans doute inciter des demandeurs, Canadiens ou autres, à tenter d’intenter devant des tribunaux canadiens des recours nouveaux et créatifs fondés sur des allégations de violations du droit international. Les sociétés devraient donc faire preuve d’encore plus de vigilance lorsqu’elles supervisent leurs activités et leurs filiales étrangères ainsi que les actions d’entrepreneurs, de sous-traitants et de co-entrepreneurs.
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