Dans l’Avis 1/17 (la « décision sur l’AECG ») relatif à l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (l’« AECG »), la Cour de justice de l’Union européenne (la « Cour ») a déterminé que la protection des investissements prévue à l’AECG est compatible avec le droit de l’Union européenne (l’« UE »). Cette décision se démarque de la décision clé rendue dans l’affaire Achmea c. République slovaque, dans laquelle la Cour avait invalidé la totalité des 196 accords d’investissement assortis de dispositions similaires en vigueur entre des États membres de l’UE. Pour un survol de cette décision et de ses répercussions possibles, consultez notre Bulletin Blakes de mai 2018 intitulé Les tribunaux arbitraux des différends liés aux investissements de l’UE incompatibles avec le droit européen : répercussions.
Par suite de la décision sur l’AECG, les investisseurs canadiens dont les droits prévus à l’AECG auront été violés pourront désormais se prévaloir des mécanismes de Règlement des différends entre les investisseurs et les États (« RDIE ») prévus à la section 8-F de l’AECG, sous réserve de vastes catégories de mesures législatives et réglementaires visant l’intérêt public.
CONTEXTE
L’AECG est un accord commercial global entre l’UE et le Canada qui confère des droits et des protections aux investisseurs, notamment un traitement juste et équitable, une protection et une sécurité intégrales, et un accès non discriminatoire au marché. L’AECG établit également un tribunal d’arbitrage de RDIE (le « Tribunal »). Ainsi, un investisseur dont les droits prévus à l’AECG ont été violés peut s’adresser à un tribunal d’arbitrage international plutôt que d’intenter une poursuite contre l’Union européenne ou un État membre devant un tribunal de ces derniers.
Bien que l’AECG soit, en grande partie, provisoirement en vigueur depuis le 21 septembre 2017, les dispositions de l’accord ayant trait au RDIE ne le sont pas. Jusqu’à récemment, la jurisprudence de la Cour se montrait résolument opposée aux mécanismes d’arbitrage indépendants, tels que celui prévu à l’AECG. Dans le cadre d’un compromis politique visant à assurer la ratification de l’AECG par la Belgique, la Cour avait été saisie pour rendre une décision préliminaire sur la section 8-F de l’AECG. La Cour devait déterminer notamment si l’AECG portait atteinte à « l’autonomie de l’ordre juridique » de l’UE et à « l’effectivité du droit » de l’UE.
L’AVIS SUR L’AECG
Autonomie de l’ordre juridique de l’UE
Dans ce contexte, l’autonomie de l’ordre juridique de l’UE repose sur la primauté du droit de l’UE et le monopole d’interprétation de la Cour. En vertu du droit de l’UE, le respect de l’interprétation et de l’application du droit de l’UE relève exclusivement de la Cour. Les tribunaux nationaux ont le devoir de veiller à la pleine application du droit de l’UE. Ils doivent également soumettre des renvois à la Cour pour obtenir une interprétation exécutoire lorsqu’il y a contestation de la validité ou de l’effet du droit de l’UE.
Pour la Cour, les tribunaux d’arbitrage ont toujours représenté un casse-tête pour le système, tout simplement parce qu’ils n’en font pas partie. Par définition, les différends portés devant des tribunaux d’arbitrage indépendants sont exclus du contrôle judiciaire des tribunaux de l’UE.
Publié en janvier 2019, l’avis préliminaire rendu par l’avocat général Yves Bot sur l’AECG recommandait une nouvelle approche et notait que l’ordre juridique de l’UE n’était pas « synonyme d’autarcie ». S’appuyant sur cet avis, la Cour a déterminé que le simple fait pour le Tribunal de ne pas faire partie du système judiciaire de l’UE ne porte pas atteinte en soi au principe d’autonomie. Il y aurait violation de l’ordre juridique de l’UE seulement a) si le Tribunal interprétait et appliquait le droit de l’UE; ou b) si le Tribunal déterminait que l’UE avait contrevenu à l’AECG au moyen de lois établissant un niveau de protection d’un intérêt public fixé par une institution de l’UE.
En ce qui concerne le premier critère, la Cour a statué que le Tribunal n’avait pas porté atteinte à l’autonomie du droit de l’UE parce que sa compétence se limite aux dispositions de l’AECG et qu’il doit suivre les interprétations de la Cour à l’égard du droit de l’UE. Le Tribunal peut prendre en compte le droit de l’UE « en tant que question de fait », mais il est « tenu de suivre l’interprétation dominante dudit droit donnée par les juridictions et les autorités de ladite Partie ».
En ce qui a trait au deuxième critère, la Cour a statué que le Tribunal « n’est pas compétent pour reconnaître le caractère incompatible avec l’AECG du niveau de protection d’un intérêt public fixé par les mesures de l’[UE] (…) et pour condamner, sur ce fondement, l’[UE] au paiement de dommages-intérêts. »
Principe d’effectivité
Le principe d’effectivité renvoie à l’obligation pour tous les tribunaux et toutes les institutions de l’UE et de ses États membres de veiller à l’application du droit de l’UE sur leur territoire. Le droit de l’UE, tel qu’il est interprété par la Cour, est suprême; le droit national (y compris le droit constitutionnel) et les traités internationaux doivent être interprétés conformément au droit de l’UE. En cas de conflit, le droit de l’UE doit prévaloir.
À cet égard, la Belgique avait remis en question la possibilité que le Tribunal accorde une indemnité annulant les sanctions pécuniaires prévues par la législation en matière de concurrence de l’UE ou par d’autres lois visant l’intérêt public. Le droit de l’UE en matière de concurrence et d’aides d’État constitue notamment une source de préoccupation majeure pour les investisseurs car des sanctions financières fondées sur ce droit ont été imposées à des sociétés étrangères dans l’UE.
Par exemple, dans la décision Micula c. Roumanie, la Commission européenne a interdit à la Roumanie de verser, dans le cadre du régime de RDIE, une indemnité à hauteur de 250 M$ US pour violation d’un traité d’investissement par une décision de l’UE en matière d’aides d’État. Selon la Commission européenne, cette indemnisation irait à l’encontre du droit de l’UE en matière d’aides d’État. La Belgique a souligné que l’indemnisation qui est contraire au droit de l’UE en matière d’aides d’État est interdite aux termes de l’AECG, alors que les indemnités similaires qui sont contraires au droit de l’UE en matière de concurrence ne le sont pas.
La Cour a confirmé qu’il y aurait atteinte à l’effectivité du droit de l’UE si le Tribunal pouvait statuer que le niveau de protection d’intérêts publics fixé par des institutions de l’UE portait atteinte aux garanties principales de l’AECJ. Elle a déterminé toutefois que le Tribunal n’avait pas cette compétence, car « le niveau requis de protection d’un intérêt public, tel qu’établi à l’issue d’un processus démocratique, échappe à la compétence dont sont investis les tribunaux envisagés ».
De plus, la Cour a statué que si « dans des circonstances exceptionnelles, une sentence du Tribunal (…) [devait] avoir pour conséquence de neutraliser les effets d’une amende » de l’UE, ceci serait permissible pour autant que « le droit de l’Union [permette] lui-même l’annulation de l’amende lorsque celle-ci est entachée d’un vice correspondant à celui que le Tribunal de l’AECG pourrait constater ».
RÉPERCUSSIONS SUR LES INVESTISSEURS
La décision sur l’AECG se démarque de la jurisprudence de la Cour sur l’arbitrage international en matière de RDIE. Cependant, elle impose des limites significatives sur la capacité du Tribunal d’indemniser les investisseurs pour violation de l’AECG par des mesures qui établiraient un « niveau de protection d’intérêts publics fixé, conformément au cadre constitutionnel de l’Union, par les institutions de celle-ci ». Ces limites s’appliquent à d’importantes catégories de droit de l’UE (telles que le droit des aides d’État, le droit des consommateurs et le droit de la concurrence) qui, jusqu'à présent, n’étaient pas considérées comme relevant de l’ordre public au regard du droit international.
De plus, il reste à déterminer si la Cour reconnait la compétence du Tribunal pour statuer que l’UE a violé l’AECG dans des circonstances où aucune erreur équivalente n’a été reconnue par la Cour dans son interprétation d’une mesure de l’UE. Dans son avis, l’avocat général Bot avait déclaré que le Tribunal serait réputé avoir perdu sa compétence s’il ne mettait pas en œuvre l’interprétation des institutions de l’UE. La Cour semble l’appuyer à cet égard avec le constat suivant : « Une telle sentence ne saurait, à l’inverse, être envisagée lorsqu’il a été fait une application régulière des règles de concurrence par la Commission ou par une autorité de la concurrence d’un État membre ». Ceci laisserait la porte ouverte à l’examen des sentences aux termes de l’AECG sur motifs de compétence, et ce, pour non-respect de l’interprétation prédominante du droit de l’UE.
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Ressources connexes
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