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R. c. Pryde : Une nouvelle disposition de la Charte de la langue française au banc des accusés

6 juin 2024

Le 17 mai 2024, l’honorable Dennis Galiatsatos, juge de la Cour du Québec, a rendu un jugement sur l’applicabilité et la validité constitutionnelles de l’article 10 de la Charte de la langue française (la « Charte ») en matière criminelle. Bien que ce jugement ait été rendu dans le contexte d’un procès criminel, il soulève la question de la validité et de l’applicabilité constitutionnelles de la Charte dans un contexte plus large.

Historique procédural

Dans cette affaire, l’accusée s’est prévalue de son droit de subir son procès en langue anglaise, en vertu de l’article 530 du Code criminel (« Code »). Le procès a débuté le 3 juin 2024, alors que l’article 10 de la Charte est entré en vigueur à peine quelques jours auparavant, soit le 1er juin. La nouvelle version de cette disposition fait partie d’une série de modifications apportées à la Charte à l’occasion de l’adoption, par l’Assemblée nationale du Québec, de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français  Loi 96 ») au printemps 2022. L’article 10 de la Charte prévoit désormais qu’une version française doit être jointe « immédiatement et sans délai » à tout jugement rendu par écrit en anglais par un tribunal judiciaire lorsqu’il met fin à une instance ou présente un intérêt pour le public.

Fait inhabituel, le juge Galiatsatos a soulevé de sa propre initiative les enjeux relatifs à la validité et l’applicabilité constitutionnelles de l’article 10 de la Charte en matière criminelle, bien que l’accusée ne l’ait pas fait elle-même et malgré l’opposition vigoureuse du Procureur général du Québec (« PGQ ») et du Procureur général du Canada. 

Le 7 mai 2024, le PGQ dépose un pourvoi en contrôle judiciaire à la Cour supérieure dans lequel il allègue, notamment, que les circonstances ne permettaient pas au juge Galiatsatos de se saisir de cette question et que ce dernier aurait manifesté un parti pris mettant en cause son impartialité. Le PGQ demandait à la Cour d’ordonner un sursis de procédures en Cour du Québec jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu sur ce pourvoi. Le 17 mai 2024, l’honorable Marc St-Pierre, juge de la Cour supérieure du Québec, rejette la demande en sursis du PGQ au motif d’absence de préjudice irréparable dans les circonstances, dans la mesure où le jugement de la Cour du Québec n’aurait pas pour effet de changer l’état du droit.

Le même jour, le juge Galiatsatos rend son jugement, qui comporte une analyse longue et détaillée de la question de l’applicabilité et de la validité constitutionnelles de l’article 10 de la Charte à un jugement rendu en matière criminelle.

Inconciliabilité entre les dispositions de la Charte et du Code 

Le juge Galiatsatos constate que l’article 10 de la Charte impose une obligation de produire la version française d’un jugement rendu par écrit en langue anglaise en même temps que la version originale anglaise. Il conclut que le processus de traduction et de révision du jugement requis pour respecter cette obligation engendrera nécessairement des délais qui retarderont la production de jugements rendus en langue anglaise et créeront une asymétrie entre les délais auxquels sont confrontés les accusés anglophones et francophones. Il en résulterait un conflit entre, d’une part, l’article 10 de la Charte et, d’autre part, le fonctionnement de la procédure criminelle et les droits linguistiques conférés aux accusés par la Partie XVII du Code (articles 530 et s. du Code).

Ce conflit doit être analysé à la lumière de la doctrine de la prépondérance fédérale, qui trouve application lorsque deux lois valides et applicables, l’une fédérale et l’autre provinciale, entrent en conflit. La loi provinciale sera déclarée inopérante dans la mesure où elle est incompatible avec la loi fédérale. L’interprétation de cette doctrine a évolué avec le temps pour ne s’appliquer qu’aux cas de conflits flagrants. À cet égard, la Cour suprême du Canada indique que « [c]haque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit. »

Appliquant cette doctrine, le juge Galiatsatos conclut à l’existence d’un conflit d’application entre le Code et l’article 10 de la Charte, puisque celui-ci engendre des délais additionnels en empêchant un juge de rendre son jugement en langue anglaise dès qu’il est prêt. Il existe aussi un conflit d’intention entre ces dispositions, car l’article 10 de la Charte entrave la réalisation de l’objet des articles 530-530.1 du Code, soit de faire en sorte que les accusés anglophones et francophones disposent des mêmes droits et privilèges. Or, selon le juge, les accusés anglophones devront attendre plus longtemps avant que le jugement les déclarant coupables ou non coupables soit rendu. Il déclare donc inopérante l’obligation de traduire « immédiatement et sans délai » les jugements rendus en langue anglaise, bien que l’obligation de traduire de tels jugements en langue française demeure valable et applicable.

Le PGQ a annoncé qu’il allait interjeter appel de ce jugement.

Traduction des actes de procédure en langue française

La Loi 96 a fait l’objet d’autres contestations devant les tribunaux. En août 2022, la Cour supérieure du Québec a suspendu l’entrée en vigueur de deux dispositions de la loi prévoyant que toute procédure rédigée en anglais émanant d’une personne morale doit être accompagnée d’une version française certifiée provenant d’un traducteur agréé afin d’en permettre le dépôt au dossier de la Cour. L’affaire suit son cours au mérite. Notons aussi que, plus récemment, un sursis a été accordé au sujet de dispositions de la loi ayant pour effet, notamment, d’obliger les commissions scolaires anglophones à communiquer uniquement en français avec certaines parties prenantes de la communauté anglophone.

Conclusion

Les dispositions de la Charte visant l’administration de la justice en langue française font actuellement l’objet de contestations devant les tribunaux. Dans l’affaire Pryde, c’est le droit d’un accusé de subir son procès dans la langue officielle de son choix, reconnu dans le Code, qui est en cause. Le premier juge a considéré que l’obligation imposée par l’article 10 de la Charte de joindre une version française « immédiatement et sans délai » au jugement mettant fin à une instance ou présentant un intérêt pour le public était incompatible avec les droits linguistiques conférés aux accusés par la Partie XVII du Code. Il sera intéressant de voir comment les tribunaux d’appel aborderont cette question et si l’obligation imposée par l’article 10 de la Charte fera l’objet de contestations dans d’autres contextes, par exemple en matière civile ou administrative.

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