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Transparence des entreprises et nouveau régime d’information sur les bénéficiaires ultimes : le Québec va de l’avant

23 décembre 2020

Le 8 décembre 2020, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, M. Jean Boulet, a présenté à l’Assemblée nationale du Québec le projet de loi no 78, Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises (le « projet de loi »).

Ce projet de loi a pour but de modifier la Loi sur la publicité légale des entreprises (« LPLE ») conformément aux orientations annoncées par le ministre des Finances dans le Budget 2020-2021 (aux pages B.31 et suivantes) (le « Budget »). Il vise à améliorer la transparence des entreprises en introduisant l’obligation de transmettre au Registraire des entreprises du Québec, pour inscription dans le registre des entreprises, l’information relative aux « bénéficiaires ultimes » des entreprises, et en permettant la recherche d’information dans le registre en utilisant le nom d’une personne physique, tout en assurant une protection adéquate des renseignements personnels.

Ces mesures sont l’aboutissement du processus de consultation amorcé en octobre 2019 par le ministre des Finances du Québec, dans son Document de consultation intitulé Transparence corporative, dont nous avons traité dans notre Bulletin Blakes du 27 novembre 2019. Elles confirment, tel que l’a souligné le ministre

Boulet dans son point de presse, qu’afin de s’inscrire dans la mouvance internationale pour lutter contre les paradis fiscaux, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal abusif, les activités criminelles et la corruption, le Québec a choisi de se placer « sur le plan national et international, comme une des juridictions les plus transparentes avec le Royaume-Uni et la plupart des membres de l’Union européenne ». Le registre des entreprises du Québec, a-t-il indiqué, « réaffirmera son statut de précurseur », car il « sera effectivement l’unique registre en Amérique du Nord qui permette l’accès gratuit aux renseignements sur les bénéficiaires ultimes ainsi que sur l’entreprise à l’ensemble du public ».

Le nouveau régime de transparence instauré par le projet de loi ressemblera à celui mis en place ou annoncé dans les autres juridictions canadiennes, mais il en différera à au moins deux égards : il soumettra toutes les formes d’entreprises qui font affaire au Québec, quelle que soit leur juridiction constitutive, au régime de divulgation de leurs bénéficiaires ultimes, et l’information divulguée sera accessible au grand public. Il reste tout de même plusieurs questions importantes à préciser, notamment au moyen de règlements afférents, dont les projets n’ont pas encore été publiés.

Voici les grandes lignes de ce régime, tel que proposé par le projet de loi :

DÉFINITION DE « BÉNÉFICIAIRE ULTIME »

La définition de « bénéficiaire ultime », ajoutée par le nouvel article 0.3 de la LPLE, est similaire à celle du « particulier ayant un contrôle important » dans la Loi canadienne sur les sociétés par actions (« LCSA »). Il s’agit de la personne physique qui satisfait à l’une ou l’autre des conditions suivantes :

« 1° elle est la détentrice, même indirectement, ou la bénéficiaire d’un nombre d’actions, de parts ou d’unités de l’assujetti qui lui confère la faculté d’exercer 25 % ou plus des droits de vote afférents à celles-ci;

2° elle est la détentrice, même indirectement, ou la bénéficiaire d’un nombre d’actions, de parts ou d’unités d’une valeur correspondant à 25 % ou plus de la juste valeur marchande de toutes les actions, parts ou unités émises par l’assujetti;

3° elle exerce le contrôle de fait de l’assujetti;

4° elle est le commandité d’une société en commandite. »

On y retrouve les notions de détention directe ou indirecte de 25 % ou plus des droits de vote (ce qui est dommage, compte tenu du fardeau imposé aux petites entreprises pour la calculer et du fait que ce facteur n’est pas utilisé en Europe, au Royaume-Uni ni même en Colombie-Britannique) ou de la juste valeur marchande des actions, et celle de l’exercice du contrôle de fait de la société, mais étendues à des parts ou à des unités d’autres types d’entreprises (les « assujettis »), telles les coopératives, les sociétés contractuelles ou les fiducies exploitant une entreprise à caractère commercial.

Le projet de loi prévoit également la notion de « propriété effective », sous la désignation « bénéficiaire », expression non définie dans la LPLE ou le projet de loi, mais qui l’est dans la Loi sur les sociétés par actions du Québec et signifie « titulaire de droits sur une valeur mobilière inscrite au registre des valeurs mobilières d’une société au nom d’une autre personne, notamment un administrateur du bien d’autrui ou un mandataire »

Il aurait été préférable que la LPLE fournisse sa propre définition de « bénéficiaire », pour la rendre applicable aux actions de sociétés qui ne sont pas québécoises ainsi qu’aux parts et unités d’autres types d’entreprises.

Le projet de loi ne traite pas non plus des notions floues et problématiques de « contrôle direct ou indirect », de « haute main » et d’« influence directe ou indirecte » figurant dans la LCSA, mais cela ne signifie pas que le législateur québécois les a délaissées. Il s’est en effet réservé le pouvoir de déterminer, par règlement, « d’autres conditions selon lesquelles une personne physique est considérée être un bénéficiaire ultime » aux articles 0.3 et 150(0.1), ainsi que « les modalités relatives à la déclaration du type de contrôle exercé par chacun des bénéficiaires ultimes » aux articles 33(2.1) et 150(5o). Il faudra donc attendre la publication des nouveaux règlements afférents à la LPLE pour connaître la portée véritable des mots « bénéficiaire ultime », sachant que le Budget a annoncé (p. B.35) que la notion de bénéficiaire ultime permettrait « de viser les situations où la propriété ou le contrôle sont détenus par le biais d’une chaîne de détention ou par toute autre forme de contrôle autre que directe, y compris par l’entremise d’un prête-nom ou d’une fiducie ».

Autre différence notable : la LPLE formule de manière plus claire et restrictive que la LCSA le concept de codétenteurs :

« Lorsque des personnes physiques détenant des actions, des parts ou des unités de l’assujetti ont convenu d’exercer conjointement les droits de vote afférents à celles-ci et que cette entente a pour effet de leur conférer ensemble la faculté d’exercer 25 % ou plus de ces droits, chacune d’elles est considérée être un bénéficiaire ultime de l’assujetti. » (0.3, al. 2)

Seules les conventions d’exercice conjoint de vote devront être prises en compte aux fins de cette présomption.

Le projet de loi n’exclut pas des « assujettis » qu’il vise (article 0.2 « assujetti ») les personnes morales à but non lucratif ou les « émetteurs assujettis » au sens de la Loi sur les valeurs mobilières. Est-ce pertinent de leur appliquer le régime de divulgation des bénéficiaires ultimes? On peut en douter, d’autant plus que le Budget avait clairement prévu leur exclusion du régime, notamment en ce qui a trait aux émetteurs assujettis, c’est-à-dire des sociétés ouvertes dont les actions sont habituellement négociées à la cote d’une bourse. Ces sociétés sont déjà soumises à un régime d’information accessible au public (par l’intermédiaire du Système électronique de données, d'analyse et de recherche, communément appelé SEDAR) qui les oblige à divulguer le nom des actionnaires qui ont l’emprise sur 10 % ou plus de leurs titres comportant droit de vote. De plus, les initiés de telles sociétés, dont les actionnaires à raison de 10 % des titres comportant droit de vote, sont eux-mêmes soumis à un régime d’information accessible au public (par l’entremise du Système électronique de déclaration des initiés, communément appelé SEDI), les obligeant à déclarer leur emprise sur ces titres et à fournir divers renseignements quant à leur emprise. Ces régimes d’information ont pour but d’assurer la transparence auprès des investisseurs et d’éviter la manipulation des marchés des capitaux. Exclure les émetteurs assujettis du régime de transparence québécois serait en ligne avec les régimes parallèles canadiens, anglais et européens et éviterait un dédoublement réglementaire.

DÉCLARATION AU REGISTRE

Tout « assujetti » à la LPLE devra indiquer dans sa déclaration d’immatriculation :

« 2.1° les nom, domicile et date de naissance des bénéficiaires ultimes ainsi que, selon les modalités déterminées par règlement du gouvernement, le type de contrôle exercé par chacun d’eux ou le pourcentage d’actions, de parts ou d’unités qu’ils détiennent ou dont ils sont bénéficiaires;

2.2° la date à laquelle une personne physique est devenue un bénéficiaire ultime et, le cas échéant, celle à laquelle elle a cessé de l’être; » (art. 33 (2.1) et (2.2))

Par la suite, l’assujetti devra mettre à jour cette information dans les 30 jours de la date où surviendra un changement à celle-ci (art. 41).

Un nouveau devoir sera imposé aux assujettis : prendre les moyens raisonnables pour retracer leurs bénéficiaires ultimes et pour s’assurer de leur identité (art. 39.1). Les détenteurs de l’entreprise assujettie (dans le cas d’une société, ses actionnaires) ne sont pas tenus de fournir à cette entreprise des informations sur les bénéficiaires ultimes des actions, des parts ou des unités inscrites à leur nom.

Contrairement à la LCSA, qui impose des sanctions pénales particulièrement sévères (amende de 200 000 $, peine d’emprisonnement de 6 mois) aux administrateurs des sociétés qui permettent que leur société contrevienne à ses obligations en matière de tenue et de divulgation du registre des « particuliers ayant un contrôle important », ainsi qu’aux actionnaires qui ne fournissent pas à la société l’information demandée relativement à ces particuliers, la LPLE ne prévoira aucune sanction particulière eu égard à l’information sur les bénéficiaires ultimes. Elle s’en remettra à son régime général de dispositions pénales, dont la peine la plus élevée est une amende de 25 000 $. Ceci est étonnant, compte tenu du fait que le gouvernement a déclaré dans le Budget (p. B.38) que « des sanctions administratives seront incorporées à la législation afin de favoriser la qualité de l’information » et que le projet de loi vise à donner à l’inscription des bénéficiaires ultimes au registre, selon le ministre Boulet, « un effet dissuasif important sur les intentions d’utiliser une entreprise à des fins criminelles ». Par ailleurs, le Royaume-Uni, modèle de transparence préféré par le législateur par rapport aux juridictions canadiennes, impose quant à lui des sanctions encore plus sévères (on parle d’une peine emprisonnement de deux ans) aux contrevenants, y compris les bénéficiaires ultimes eux-mêmes, non visés par la LCSA ou la LPLE.

DOMICILE ET DATE DE NAISSANCE 

Le projet de loi requiert, comme la LCSA, que l’information relative aux bénéficiaires ultimes inclue leur domicile et leur date de naissance (contrairement à l’annonce dans le Budget que seuls le mois et l’année de naissance seraient exigés).

À cet égard, deux innovations seront apportées à la LPLE. Premièrement, la divulgation de la date de naissance visera tous les particuliers dont la loi requiert l’identification, y compris les associés, les actionnaires, les administrateurs et les dirigeants. Le régime applicable aux bénéficiaires ultimes ne sera donc pas plus exigeant envers eux, à cet égard.

Deuxièmement, il sera dorénavant permis aux personnes physiques dont le domicile doit être déclaré de faire déclarer aussi une (et une seule) adresse professionnelle, faisant ainsi en sorte que l’information relative au domicile de ces personnes ne pourra pas être consultée (art. 35.2). Comme l’a indiqué le ministre, « l’adresse personnelle continuera d’être recueillie par le registraire mais ne sera accessible qu’aux entités disposant d’un pouvoir d’enquête ».

OPPOSABILITÉ 

L’information relative aux bénéficiaires ultimes, soit leur nom, domicile et date de naissance ainsi que le type de contrôle exercé par eux ou le pourcentage d’actions, de parts ou d’unités qu’ils détiennent ou dont ils sont bénéficiaires, ainsi que les dates où ils sont devenus bénéficiaires ultimes et ont cessé de l’être, fera partie de l’information opposable aux tiers et invocable par les tiers de bonne foi (art. 98 (6.2) et (7.1)).

CONSULTATION 

Le registre des entreprises étant accessible au public, l’information relative aux bénéficiaires ultimes le sera aussi. Cependant, le Québec se dissocie des juridictions canadiennes et de leurs registres privés accessibles aux autorités publiques seulement pour suivre l’exemple de transparence totale donné par le Royaume-Uni et l’Union européenne.

Certaines informations ne pourront toutefois pas être consultées : outre l’adresse résidentielle d’une personne qui a déclaré une adresse professionnelle, tel que susmentionné, il pourrait être déterminé par règlement que d’autres informations ne puissent être consultées (art. 99 et 150(6)).

REGROUPEMENT D'INFORMATION

Le projet de loi modifiera l’article 101 de la LPLE, qui interdit au registraire de fournir des regroupements d’information comprenant les nom et adresse d’une personne physique ou basés sur ceux-ci, sauf à certains organismes visés par la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. Il sera dorénavant permis au registraire de fournir à tout intéressé (ce qui, si l’on s’en remet au Budget (p. B.34), inclut les médias, les organismes de la société civile, et citoyens et les entreprises qui souhaitent savoir avec qui ils font affaire) un regroupement d’information basé sur le nom et l’adresse d’une personne physique, pourvu que ce regroupement ne soit pas basé ou ne contienne pas une information qui ne peut être consultée en application de la LPLE, c’est-à-dire l’adresse personnelle d’une personne pour laquelle une adresse professionnelle a été déclarée, de même que toute autre information qu’un règlement déclare non sujette à consultation.

C’est par l’intermédiaire de ce règlement que la protection des renseignements personnels sera prise en compte. Ainsi, notamment selon les indications du ministre, la date de naissance devrait constituer une telle information, de même que l’identité des bénéficiaires ultimes mineurs. Par ailleurs, ainsi que le rappelle le Budget (p. B.37), le pouvoir du registraire, en vertu de l’article 100 LPLE, d’empêcher la consultation d’une information personnelle si cela constitue une menace sérieuse à la sécurité d’une personne est maintenu.

CONCLUSION

Le projet de loi no 78 devra suivre le processus parlementaire avant d’être sanctionné, ce qui pourrait survenir au printemps ou à l’automne 2021. Le gouvernement a annoncé dans le Budget (p. B.38) que l’entrée en vigueur du nouveau régime d’information sur les bénéficiaires ultimes, ainsi que de la recherche par nom, aura lieu un an après la sanction des modifications législatives. Avant que ce nouveau régime ne soit mis en place, il faudra le compléter par l’adoption des dispositions réglementaires auxquelles il renvoie. Mais comme le « diable est dans les détails », il faudra l’examiner de près et souhaiter qu’il soit inspiré de la réglementation conviviale du Royaume-Uni ou de la Colombie-Britannique.

On ne peut que souhaiter qu’au terme de ce processus législatif et réglementaire, le Québec se sera doté, par rapport aux bénéficiaires ultimes des entreprises, d’un régime clair et efficace de divulgation d’information, facile à gérer pour les entreprises et leurs conseillers.

Dans l’intervalle, il sera intéressant de voir si l’orientation officiellement prise par le Québec par le projet de loi no 78 aura une influence sur celle pour l’instant plus modeste du fédéral et des autres provinces en matière de transparence des entreprises.

Pour en savoir davantage, communiquez avec :

Howard Levine 514-982-4005

ou un autre membre de notre groupe Droit commercial et des sociétés.

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