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Une décision de l’OCRI met en lumière l’équité procédurale dans l’application de la réglementation des valeurs mobilières

Par Doug McLeod, Daniel Szirmak et Thidas Senanayaka (stagiaire)
22 octobre 2024

Une décision (disponible uniquement en anglais) rendue récemment par une formation d’instruction de l’Organisme canadien de réglementation des investissements (l’« OCRI ») (la « décision Carrigan ») illustre la tension qui persiste entre, d’une part, les efforts déployés par les organismes de réglementation des valeurs mobilières pour accroître les pouvoirs dont disposent ces derniers dans le cadre des procédures administratives, et, d’autre part, les tentatives connexes des intimés pour faire valoir de plus importantes protections procédurales.

Contexte

La décision Carrigan porte sur le retard de près de quatre ans de l’OCRI à intenter une procédure formelle d’application de la loi contre Darren Carrigan, un représentant de courtier inscrit auprès de l’OCRI. En novembre 2020, M. Carrigan a appris qu’une plainte de conflit d’intérêts avait été déposée contre lui. En avril 2021, l’OCRI (alors l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières ou l’« OCRCVM ») a informé M. Carrigan qu’une enquête avait été ouverte au sujet de l’objet de cette plainte. En août 2021, l’OCRCVM a indiqué au conseiller juridique de M. Carrigan que l’enquête était sur le point d’être terminée. Cependant, bien que le conseiller juridique de M. Carrigan ait demandé à maintes reprises à l’OCRI de faire le point sur la situation, aucune autre mesure n’a été prise par ce dernier avant avril 2024, lorsque l’OCRI a envoyé au conseiller juridique de M. Carrigan un projet d’exposé des allégations sous toutes réserves, tout en refusant d’entamer officiellement les procédures contre M. Carrigan.

En juillet 2024, M. Carrigan a présenté une requête auprès d’une formation d’instruction de l’OCRI en vue d’obtenir une ordonnance de suspension permanente de l’enquête et de la procédure introduite par l’OCRI ou, à défaut, une ordonnance prescrivant que la procédure se poursuive de façon accélérée jusqu’à une audience sur le fond. M. Carrigan a allégué que le retard causé par l’OCRI dans le traitement de la plainte a donné lieu à un abus de procédure. Dans sa requête, M. Carrigan a souligné les divers préjudices que lui a causés la procédure en cours, notamment la perte d’emplois, des pertes financières, des dommages à sa réputation professionnelle et de l’anxiété. Depuis le début de l’enquête, M. Carrigan avait été licencié ou obligé de démissionner de plusieurs postes en raison de la plainte non résolue.

Les conclusions de la formation d’instruction de l’OCRI

La formation d’instruction de l’OCRI a rejeté la requête de M. Carrigan, mais, ce faisant, en est tout de même arrivée à d’importantes conclusions en faveur de ce dernier.

À titre préalable, le Service de la mise en application de l’OCRI (le « Service ») a tenté d’empêcher M. Carrigan de déposer sa requête, alléguant que M. Carrigan n’avait pas qualité pour agir jusqu’à ce que l’OCRI entame une procédure d’application. La formation d’instruction a rejeté cet argument et a accepté que M. Carrigan puisse déposer sa requête avant le début de la procédure d’application. De plus, la formation d’instruction a rejeté l’argument du Service selon lequel toute question en matière de retard soulevée par M. Carrigan était visée par le délai de prescription de six ans prévu aux Règles de l’OCRI. Elle a de surcroît noté que le délai de prescription ne considère pas la possibilité que des préjudices indus soient causés avant son expiration.

La formation d’instruction s’est ensuite penchée sur le fond de la requête de M. Carrigan, appliquant le critère rigoureux établi par la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans l’affaire Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission) (l’« affaire Blencoe ») pour déterminer lorsqu’un « délai écoulé » dans un contexte administratif constitue un abus de procédure. 

La formation d’instruction a indiqué qu’elle était favorable à la position de M. Carrigan, estimant excessif et dépourvu de justification le retard qu’a pris l’OCRI à entamer une procédure formelle à l’encontre de M. Carrigan. Cependant, lorsque la formation d’instruction a examiné cette position à la lumière des droits procéduraux très limités prévus par le critère établi dans l’affaire Blencoe, elle a conclu que M. Carrigan n’avait pas démontré qu’un préjudice important lui avait été causé qui était directement lié au retard, ou encore qu’il ne pouvait pas bénéficier d’une audience équitable. Les préjudices subis par M. Carrigan découlaient en partie des allégations elles-mêmes; ces préjudices avaient « du moins » été exacerbés par le retard de l’OCRI, mais ce retard n’en était pas l’unique cause. Par conséquent, le retard ne constituait pas un abus de procédure justifiant la suspension de l’enquête et de la procédure. La formation d’instruction a toutefois ordonné à l’OCRI d’entamer une procédure dans le court terme et d’éventuellement mener une audience de façon accélérée, ou de clore son enquête.

Contexte et répercussions

La décision Carrigan est notable, car il s’agit du plus récent exemple d’une lutte plus vaste pour l’équité procédurale entre les organismes de réglementation des valeurs mobilières et les intimés. Cette lutte s’est traduite notamment par de multiples appels devant la CSC et fait l’objet d’un débat exhaustif au niveau des politiques gouvernementales et dans les médias.

Les différends procéduraux en matière d’application de la législation relative aux valeurs mobilières se font davantage remarquer dernièrement, notamment parce que les organismes de réglementation des valeurs mobilières continuent de préférer les procédures administratives aux procédures judiciaires, tout en cherchant à « judiciariser » les procédures administratives en imposant des sanctions plus lourdes et de portée plus vaste.

Il existe depuis longtemps un équilibre reconnu entre les procédures administratives et les procédures criminelles ou quasi criminelles. Du point de vue des organismes de réglementation qui intentent des procédures, les procédures administratives étaient assujetties à des normes de preuve moins rigoureuses, accordaient moins de droits procéduraux aux intimés et, par conséquent, facilitaient et accéléraient l’obtention de condamnations. Toutefois, pour contrebalancer ces droits procéduraux plus limités, les sanctions applicables dans le cadre de procédures administratives étaient habituellement plus restreintes, notamment au chapitre de la possibilité d’imposer d’importantes amendes ou sanctions pécuniaires.

Or, au cours des dernières années, les législatures et les organismes de réglementation des valeurs mobilières ont cherché à changer la donne en attribuant aux organismes de réglementation de nouveaux pouvoirs plus vastes leur permettant d’imposer de plus lourdes sanctions pécuniaires dans le contexte administratif. Par exemple, en Ontario, le Groupe de travail sur la modernisation relative aux machés financiers a recommandé récemment l’augmentation de la valeur maximale des sanctions administratives pécuniaires et des amendes pouvant être imposées par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la « CVMO »), ainsi que l’attribution à cette dernière de pouvoirs élargis relativement au gel, à la saisie et à la protection des actifs

Les efforts déployés par les organismes de réglementation pour accroître leurs pouvoirs dans le contexte administratif ont donné lieu à des tentatives correspondantes de la part des intimés de faire valoir de plus vastes protections et droits procéduraux qui rejoignent davantage ceux dont jouissent les intimés dans des procédures criminelles ou quasi criminelles. Comme c’est le cas dans la décision Carrigan, ces contestations fondées sur l’équité procédurale ont connu un succès mitigé. Par exemple, dans un arrêt rendu en 2015, la CSC a confirmé, en général, la constitutionnalité des sanctions administratives pécuniaires. Par contre, dans un arrêt rendu cet été dans l’affaire Poonian c. Colombie-Britannique (Securities Commission), la CSC a statué que, contrairement aux amendes imposées dans le cadre d’une audience judiciaire, les sanctions administratives ne peuvent être soustraites à une ordonnance de libération en cas de faillite. Par suite de cette décision, les organismes de réglementation des valeurs mobilières ont demandé des réformes législatives.

À la lumière de ce qui précède, la décision Carrigan (où l’intimé cherchait à faire valoir des droits procéduraux relativement à la tenue d’une procédure dans un délai raisonnable qui sont comparables à ceux reconnus dans un contexte judiciaire) s’insère dans une lutte plus vaste sur la manière dont les procédures réglementaires en valeurs mobilières devraient être « judiciarisées » et à quel degré elles devraient l’être. Tant que les organismes canadiens de réglementation des valeurs mobilières ne seront pas disposés à engager des poursuites devant les tribunaux en cas d’infractions graves à la législation des valeurs mobilières, cette lutte procédurale et le débat au sujet des politiques en la matière se poursuivront sans doute.

Pour en savoir davantage, communiquez avec l’un des auteurs du présent bulletin ou un membre de notre groupe Litiges en valeurs mobilières

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