Sauter la navigation

Vue d’ensemble du contexte : Ce qu’il faut retenir des décisions de la CSC dans les affaires Aquino et Golden Oaks

Par Linc Rogers, Caitlin McIntyre et Anna Welch (stagiaire)
28 octobre 2024

Le 11 octobre 2024, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu ses décisions tant attendues dans les affaires Aquino c. Bondfield Construction Co. (l’« affaire Aquino ») et Scott c. Golden Oaks Enterprises Inc. (l’« affaire Golden Oaks »). Les appels ont été entendus conjointement le 5 décembre 2023. Les deux décisions examinent l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société dans un contexte d’insolvabilité.

Les décisions marquent un tournant dans le droit canadien de l’insolvabilité en ce qui concerne la responsabilité des sociétés à l’égard des actions frauduleuses de leurs dirigeants dans un contexte d’insolvabilité. En rejetant les appels dans les affaires Aquino et Golden Oaks, la CSC a réfuté l’application machinale des règles statiques qui pourraient protéger les acteurs malveillants au sein d’une société. Les décisions proposent plutôt une application téléologique et contextuelle de la théorie de l’attribution d’actes à une société, garantissant ainsi qu’il s’agit d’un outil permettant d’obtenir des résultats équitables.

Les principes de certitude et de souplesse

Les affaires Aquino et Golden Oaks ont poursuivi la conversation judiciaire sur les principes juridiques opposés de certitude et de souplesse, en particulier dans le contexte nuancé du droit de l’insolvabilité.

D’une part, l’application cohérente de règles juridiques clairement définies favorise la prévisibilité et la constance des résultats. Cette prévisibilité permet aux participants au marché d’évaluer les risques en connaissance de cause, de prendre les mesures qui s’imposent et de s’adapter ensuite aux conséquences attendues de ces actions ou de subir ces conséquences.

À l’inverse, la souplesse confère à la magistrature une plus grande latitude pour élaborer des mesures correctives fondées sur l’équité dans une affaire donnée. Cette formule permet également au droit d’évoluer en réponse aux changements, notamment sur les plans sociaux, économiques et technologiques.

Les décisions de la CSC dans les affaires Aquino et Golden Oaks soulignent l’importance de cet équilibre, particulièrement dans les procédures d’insolvabilité où des questions liées à des principes fondamentaux, comme la personnalité morale distincte, sont en jeu.

La théorie de l’attribution d’actes à une société

La théorie de l’attribution d’actes à une société est un mécanisme par lequel l’intention ou les actes de l’âme dirigeante d’une société peuvent être attribués à la société elle-même. Cette théorie joue un rôle essentiel dans l’établissement de la responsabilité d’une société pour les actes frauduleux ou fautifs de ses dirigeants, ce qui a une incidence sur la responsabilité criminelle et civile de la société.

La jurisprudence dans le contexte criminel découle de la décision rendue par la CSC en 1985 dans l’affaire Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine (l’« affaire Dredge »). Dans l’affaire Dredge, la CSC a établi un critère en deux volets pour déterminer si la théorie de l’attribution d’actes à une société devrait être appliquée :

  1. l’auteur de la faute doit être l’âme dirigeante de la société;
  2. les actes fautifs de l’âme dirigeante ne doivent pas excéder son pouvoir. 

La CSC a reconnu deux exceptions à cette règle : (i) lorsque l’acte a été pris de manière totalement frauduleuse à l’égard de la société (l’exception pour cause de fraude) et (ii) lorsque l’acte n’a pas procuré un avantage à la société (l’exception pour cause d’absence d’avantage).

En 2017, dans l’affaire Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de) (l’« affaire Livent »), la CSC a retenu les principes énoncés dans l’affaire Dredge dans le contexte civil, mais a reconnu que le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas attribuer les actes ou l’intention d’une âme dirigeante à une société s’il est dans l’intérêt public de refuser l’attribution dans les circonstances de l’affaire.

Contextes

L’affaire Aquino

John Aquino était l’âme dirigeante de Bondfield Construction Company Limited (« Bondfield ») et d’un membre du même groupe que celle-ci, soit Forma-Con Construction (« Forma-Con » et, avec Bondfield, les « sociétés de Bondfield »). Lui et ses associés (les « dirigeants de Bondfield ») ont recouru à un stratagème de fausses factures entre avril 2014 et avril 2019, dans le cadre duquel des factures ont été produites pour des services qui n’ont jamais été fournis. Les sociétés de Bondfield ont ensuite payé les fausses factures à la demande de M. Aquino ou des dirigeants de Bondfield. 

Confrontées à de graves difficultés financières, Bondfield s’est prévalue de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») et Forma-Con a déposé son bilan en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »). Le syndic de Forma-Con et le contrôleur de Bondfield, nommé par le tribunal, ont contesté les opérations effectuées dans le cadre du stratagème fondé sur les fausses factures et réclamé le recouvrement des fonds en s’appuyant sur l’article 96 de la LFI et l’article 36.1 de la LACC (qui intègre l’article 96 de la LFI par renvoi). Ces articles prévoient un recouvrement dans les cas d’opérations sous-évaluées. Les opérations sous-évaluées sont essentiellement des opérations conclues par une société débitrice pour un montant manifestement inférieur à la juste valeur marchande qu’elle reçoit pour l’opération. Pour pouvoir être contestées, les opérations doivent avoir été conclues dans les délais prescrits par la loi avant le dépôt de la procédure d’insolvabilité. 

Compte tenu de la période pendant laquelle le stratagème a été utilisé, les seules opérations pouvant être mises en cause étaient celles où i) le cessionnaire avait un lien de dépendance avec le débiteur, et ii) le débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. La période rétrospective pertinente pour les opérations avec une personne apparentée est de cinq ans.

En réponse, les dirigeants de Bondfield ont notamment fait valoir que les sociétés de Bondfield étaient suffisamment solides et saines sur le plan financier pour survivre aux fraudes et que, par conséquent, l’intention de frustrer ou de frauder les créanciers ne pouvait être établie. 

La Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « CSJO ») a rejeté cet argument et a conclu que, bien qu’il puisse s’agir d’un facteur pertinent, l’insolvabilité n’était pas une condition préalable nécessaire pour établir l’intention frauduleuse. Elle a imputé l’intention frauduleuse requise des dirigeants de Bondfield aux sociétés de Bondfield par l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société. 

Les dirigeants de Bondfield ont porté la décision de la CSJO en appel. La Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») a rejeté l’appel, recadré le critère appliqué dans les affaires Dredge et Livent en fonction d’un contexte d’insolvabilité et soutenu que la question sous-jacente est la suivante : Qui, entre les fraudeurs et les créanciers, devait assumer la responsabilité des actes frauduleux de l’âme dirigeante d’une société, lesquels actes ont été commis sans que l’âme dirigeante excède son pouvoir? 

Les dirigeants de Bondfield ont porté la décision de la CAO en appel devant la CSC. À la CSC, ils ont notamment invoqué les exceptions pour cause de fraude et pour cause d’absence d’avantage et ont indiqué que le juge de première instance avait conclu que M. Aquino avait l’intention de frauder les deux sociétés et que celles-ci n’avaient tiré aucun avantage de sa fraude. Les dirigeants de Bondfield ont fait valoir que la jurisprudence de la CSC imposait des critères minimaux pour l’attribution d’actes à une société qui doivent être remplis dans tous les cas, quel que soit le contexte, et que les tribunaux inférieurs ont erré en recadrant la théorie de l’attribution d’actes à une société afin de permettre l’attribution même lorsque ces critères minimaux ne sont pas remplis.

L’affaire Golden Oaks

Joseph Lacasse est l’unique fondateur, dirigeant et âme dirigeante de Golden Oaks Enterprises Inc. (« Golden Oaks »). De 2009 à 2013, Golden Oaks s’est livré à un stratagème de type « Ponzi » dans le cadre duquel des fonds de nouveaux investisseurs ont été utilisés pour payer des investisseurs antérieurs et des initiés. À mesure que la situation financière de Golden Oaks se détériorait, celle-ci a commencé à émettre des billets à taux d’intérêt supérieur au taux d’intérêt criminel. Le stratagème s’est effondré en 2013. Lacasse et Golden Oaks se sont tous deux déclarés en faillite. 

En 2016, le syndic a entamé une procédure visant 17 particuliers et sociétés (les « défendeurs ») à qui Golden Oaks avait fait des paiements, notamment des versements sur des billets à des taux d’intérêt supérieurs au taux criminel. En réponse, les défendeurs ont invoqué le délai de prescription de deux ans prévu par la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario (la « Loi sur la prescription »). 

Sous réserve de certaines exceptions, la Loi sur la prescription prévoit qu’un demandeur dispose de deux ans pour introduire une instance suivant la « découverte » des faits donnant naissance à sa réclamation. Le syndic a présenté des réclamations en vertu de la LFI ainsi que des réclamations pour enrichissement injustifié, entre autres. Comme Lacasse était au courant des paiements effectués entre le 6 juin 2011 et le 3 avril 2013, les défendeurs ont soutenu que la connaissance de Lacasse devait être attribuée à la société conformément à la théorie de l’attribution d’actes à une société. Si la position du défendeur avait été retenue, le délai de prescription aurait expiré et les actions en recouvrement des paiements auraient été frappées de prescription.

La CSJO a appliqué la théorie de l’attribution d’actes à une société et a conclu que les actions du syndic étaient frappées de prescription. Le syndic a porté la décision en appel.

En appel, la CAO a infirmé la décision de la CSJO en invoquant le pouvoir discrétionnaire, décrit dans l’affaire Livent, de s’abstenir d’attribuer la connaissance de Lacasse à la société pour des raisons d’intérêt public. Les défendeurs ont porté cette décision en appel devant la CSC, notamment parce que l’exception dans l’affaire Livent ne devrait pas s’appliquer à une société ayant une seule âme dirigeante. 

Bref, dans l’affaire Aquino, les demandeurs invitaient la CSC à ne pas appliquer la théorie de l’attribution d’actes à une société de sorte que la société n’ait pas l’intention requise d’établir la responsabilité pour une opération sous-évaluée. Dans l’affaire Golden Oaks, les demandeurs invitaient la CSC à appliquer la théorie de l’attribution d’actes à une société de sorte que les actions intentées par le syndic soient frappées de prescription. Pour une analyse des principales différences dans l’interprétation et l’application de la théorie de l’attribution d’actes par la CAO, consultez notre Bulletin Blakes de juillet 2023 intitulé Attribution d’un acte à une société : principales différences entre les affaires Aquino et Golden Oaks

Les décisions de la CSC

L’affaire Aquino

La CSC a rejeté l’appel des dirigeants de Bondfield. 

Ce faisant, la CSC a réitéré le critère pour l’attribution d’actes à une société, énonçant quatre principes directeurs :

  1. En règle générale, les actes frauduleux d’une personne peuvent être attribués à une société si deux conditions sont remplies : (1) l’auteur de la faute était l’âme dirigeante de la société aux moments pertinents; et (2) les actes fautifs de l’âme dirigeante ont été accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué.
  2. L’attribution sera généralement inappropriée lorsque : (1) l’âme dirigeante a commis un acte complètement frauduleux envers la société; ou lorsque (2) les actes que l’âme dirigeante a commis n’avaient pas en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société.
  3. Outre les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage, les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’appliquer la théorie de l’attribution d’actes à une société lorsque cette abstention serait dans l’intérêt public.
  4. Dans tous les cas, les tribunaux doivent appliquer la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société de manière téléologique, contextuelle et pragmatique. 

Le principe (iv) sert davantage d’orientation interprétative pour l’application des trois autres principes plutôt que de constituer un principe en lui-même dans une liste. La CSC semble souligner que ces principes directeurs ne doivent pas être appliqués en vase clos. Le contexte n’est pas seulement important, mais, dans bien des cas, il peut être déterminant. 

L’ajout du principe (iv) cadre avec les recommandations de l’Institut d’insolvabilité du Canada (l’« IIC »), un intervenant dans les affaires Aquino et Golden Oaks. Selon ces recommandations, le contexte et l’objet d’une disposition législative particulière en cause devraient guider l’analyse de l’attribution d’actes à une société. Pour de plus amples renseignements sur les recommandations de l’IIC, consultez notre Bulletin Blakes de novembre 2023 intitulé Attribution d’un acte à une société dans un contexte d’insolvabilité : développements récents dans les affaires Aquino et Golden Oaks.

Conformément au principe (iv), la CSC a conclu que les exceptions pour cause de fraude et pour cause d’absence d’avantage ne s’appliquaient pas dans le contexte de l’établissement de la responsabilité en vertu de l’article 96 de la LFI et que l’attribution de l’intention frauduleuse de l’âme dirigeante aux sociétés de Bondfield servirait l’intérêt public dans l’esprit de l’article 96 en permettant aux créanciers de recouvrer des actifs visés par une opération frauduleuse qui a réduit illégalement la valeur de l’actif disponible à distribuer aux créanciers. 

L’affaire Golden Oaks

S’appuyant sur les principes établis dans l’affaire Aquino, la CSC a conclu, dans l’affaire Golden Oaks, qu’il n’existe pas de principe permettant d’appliquer à une société unipersonnelle des principes directeurs différents pour l’attribution d’actes à une société. Les principes directeurs énoncés dans l’affaire Aquino offrent une souplesse suffisante pour traiter la situation des sociétés unipersonnelles et la plupart des autres situations d’attribution d’actes à une société. De plus, l’attribution automatique de la connaissance d’une seule âme dirigeante à sa société ne tiendrait pas compte de la personnalité morale distincte. 

Points à retenir

Les décisions rendues par la CSC dans les affaires Aquino et Golden Oaks confirment le statut d’outil souple et téléologique de la théorie de l’attribution d’actes à une société. Les tribunaux doivent tenir compte du contexte et de l’esprit de la loi encadrant l’attribution demandée plutôt que d’appliquer les règles préétablies en toute rigidité. 

Pour les praticiens du droit de l’insolvabilité, ces décisions mettent l’accent sur la nécessité de souscrire à des stratégies juridiques contextuelles. Qu’ils plaident pour ou contre l’attribution d’actes à une société, les praticiens du droit doivent tenir compte de l’intérêt public général et des considérations juridiques particulières en jeu. Les décisions penchent clairement du côté de la souplesse plutôt que de la rigidité, ce qui permet au droit d’évoluer en réponse à des scénarios complexes propres à leurs faits. Bien entendu, la souplesse n’écarte pas les règles, mais propose plutôt que celles-ci soient interprétées et appliquées de manière à donner effet aux principes qui les animent.

Plus de ressources