Au cours des dernières années, plusieurs pays ont entrepris différentes actions pour lutter contre la fraude, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal, le blanchiment d’argent et le financement d’activités criminelles. Le gouvernement du Québec a déjà mis en place plusieurs mesures afin de renforcer la transparence corporative, mais continue de chercher des solutions pour contrer ces stratagèmes.
C’est dans ce contexte que le ministère des Finances du Québec a publié en octobre 2019 son document de consultation intitulé Transparence corporative (le « Document de consultation »), dans lequel il sollicite les observations des personnes intéressées sur trois approches qu’il souhaite adopter, soit :
- obliger l’ensemble des entreprises à obtenir et à déclarer au Registraire des entreprises les informations relatives aux « bénéficiaires ultimes », c’est-à-dire les propriétaires effectifs et particuliers ayant un contrôle important;
- permettre à une personne d’effectuer une recherche au registre des entreprises en utilisant le nom et l’adresse d’une personne physique;
- obliger l’ensemble des propriétaires fonciers à déclarer les informations relatives aux bénéficiaires ultimes.
Dans le présent article, nous traiterons plus précisément des deux premières approches.
INFORMATIONS RELATIVES AUX BÉNÉFICIAIRES ULTIMES
La première approche s’inscrit dans un courant international, alimenté par les récentes fuites de documents (Panama Papers en 2016 et Paradise Papers en 2017), qui préconise l’adoption de mesures visant à contrer l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et le financement d’activités terroristes, en améliorant l’information sur les propriétaires réels ou bénéficiaires ultimes de sociétés-écrans utilisées aux fins de ces stratagèmes.
L’Union européenne, par sa Directive (la « Directive ») du 20 mai 2015, qui a été modifiée par la Directive 2018/849 du 30 mai 2018, exige que ses États membres veillent à ce que les sociétés privées et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient tenues d’obtenir et de conserver des informations adéquates, exactes et actuelles sur leurs « bénéficiaires effectifs », c’est-à-dire les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent ces entités juridiques, du fait qu’elles possèdent directement ou indirectement au moins 25 % des actions de celles-ci. Ces informations sont conservées dans un registre central accessible aux autorités compétentes, ainsi qu’à tout membre du grand public.
En 2015, le Royaume-Uni s’est conformé à cette Directive en ajoutant à sa Companies Act 2006, la Partie 21A intitulée Information about People with Significant Control, qui oblige les sociétés privées régies par cette loi à obtenir et à tenir à jour l’information relative à leurs « People with Significant Control » (les « PSC »), et à l’inscrire dans un registre particulier accessible à toute personne ou à la faire inscrire dans le registre public tenu par le Registraire.
Les PSC désignent les particuliers qui détiennent, directement ou indirectement, plus de 25 % des actions ou des titres comportant droit de vote d’une société, ou qui ont le droit de nommer ou de révoquer la majorité des administrateurs, ou d’exercer une influence ou un contrôle important (significant influence or control) sur la société, ou qui exercent réellement un tel contrôle sur celle-ci, cette dernière notion faisant l’objet de directives détaillées publiées par le Secrétaire d’État.
Ce courant international a commencé à avoir des répercussions au Canada en décembre 2017, lorsqu’est intervenue l’Entente en vue de renforcer la transparence de la propriété effective (l’« Entente ») entre les ministres des Finances du Canada, des provinces et des territoires. L’Entente prévoyait que pour empêcher « l’utilisation abusive de sociétés et d’autres personnes morales à des fins d’évasion fiscale et à d’autres fins criminelles, telles que le blanchiment de capitaux, la corruption et le financement d’activités terroristes », des modifications seraient apportées d’ici le 1er juillet 2019 aux lois sur les sociétés « afin que les sociétés tiennent des renseignements exacts et à jour sur les bénéficiaires effectifs, lesquels renseignements seront mis à la disposition des organismes d’application de la loi, ainsi qu’à la disposition des autorités fiscales et autres ». Cette Entente faisait suite à l’engagement du gouvernement fédéral, dans son Budget de 2017, d’améliorer la transparence de la propriété effective et des personnes morales.
En novembre 2018, la Chambre des communes a publié le rapport du Comité permanent des finances intitulé Lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes : faire progresser le Canada. Dans son rapport, le comité recommandait « [q]ue le gouvernement du Canada travaille de pair avec les provinces et territoires à la création d’un registre pancanadien des bénéficiaires effectifs pour toutes les personnes morales et entités, dont les fiducies, qui exercent un contrôle important, à savoir qu’elles possèdent au moins 25 % de la participation totale ou des titres comportant droit de vote dans une société » (soulignement ajouté). Ce registre contiendrait notamment les noms, adresses, dates de naissance et nationalités des personnes qui exercent un contrôle important. Il ne serait pas mis à la disposition du public, mais pourrait être consulté par certaines autorités, dont l’Agence du revenu du Canada, l’Agence canadienne des services frontaliers, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (le « CANAFE »), les entités déclarantes autorisées et autres pouvoirs publics.
Le gouvernement fédéral a donné suite à cette recommandation dans son Budget de 2018. La Loi no 2 d’exécution du Budget de 2018 (le « projet de loi C-86 ») a modifié la Loi canadienne sur les sociétés par actions (la « LCSA ») et y a ajouté l’exigence de tenue, par les sociétés fermées, d’un registre des particuliers ayant un contrôle important, ceux-ci étant définis comme étant les détenteurs inscrits ou ayant la propriété effective d’un nombre important d’actions (au moins 25 % des droits de vote ou de la juste valeur marchande des actions), ou exerçant un contrôle direct ou indirect ou ayant la haute main sur ce nombre important d’actions, ou encore comme exerçant « une influence directe ou indirecte ayant pour résultat le contrôle de fait de la société ». Plusieurs de ces notions n’y sont toutefois pas définies ni expliquées.
La Loi no 1 d’exécution du Budget de 2019 (le « projet de loi C-97 ») est venue, l’année suivante, préciser les modalités du nouveau registre en modifiant de nouveau la LCSA afin de conférer aux organismes d’enquête l’accès à ce registre, ce qui était conforme à sa raison d’être.
Ces modifications de 2018 et de 2019 à la LCSA sont entrées en vigueur en juin 2019.
Il incombait dès lors aux ministres des Finances des provinces et des territoires d’honorer l’Entente de décembre 2017 et d’emboîter le pas au fédéral.
C’est ce qu’ont fait, en 2019, les ministres des Finances du Manitoba, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan en présentant et en adoptant des projets de loi à cet effet. Les projets de loi du Manitoba et de la Saskatchewan reprennent essentiellement les dispositions de la loi fédérale (le projet de loi C-86, du moins), tandis que celui de la Colombie-Britannique se distingue à de multiples égards, notamment par sa terminologie (transparency register et significant individual), par sa définition de « significant individual » (détention de 25 % des droits de vote ou d’actions, et non de la « juste valeur marchande », « contrôle indirect d’actions » défini dans les règlements et contrôle de fait défini dans la Loi), par son accès au registre (restreint aux administrateurs de la société et aux autorités fiscales, policières ou réglementaires) et par ses sanctions (moins sévères).
Le ministre des Finances du Québec a ensuite annoncé ses couleurs, en octobre 2019, en publiant son Document de consultation.
On constate que le Québec est loin de suivre l’exemple du fédéral, du Manitoba, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan, qui ont tous opté pour l’approche d’un registre privé accessible aux organismes d’enquête qui cadre avec leur mission visant à lutter contre l’évasion fiscale, l’évitement fiscal agressif, le blanchiment d’argent et le financement d’activités terroristes. Il semble plutôt avoir choisi, comme l’Union européenne et le Royaume-Uni, l’avenue d’un registre public accessible à tous, c’est-à-dire la transparence totale.
Au lieu de forcer les sociétés privées de compétence québécoise à tenir chacune leur propre registre des bénéficiaires ultimes, à vocation privée, le ministre des Finances propose d’obliger toutes les entreprises faisant affaire au Québec, quel que soit leur territoire de constitution et qu'elles soient privées ou non, à publier dans le registre des entreprises accessible au public l’information sur leurs bénéficiaires ultimes.
Le Document de consultation précise que cette obligation ne touchera pas la vaste majorité des entreprises, « car les actionnaires ou associés déjà déclarés au registre et les bénéficiaires ultimes sont, dans la plupart des cas, les mêmes personnes » (la Loi sur la publicité légale des entreprises requiert déjà que les sociétés divulguent les nom et domicile de leurs trois principaux actionnaires). Il prend acte du fait que certains bénéficiaires ultimes ne voudront pas sortir de l’anonymat et qu’ils choisiront peut-être de ne pas faire affaire au Québec, mais il suggère que c’est le prix à payer pour augmenter la transparence dans les relations d’affaires et la crédibilité des entreprises, ainsi que pour favoriser l’équité fiscale et la saine concurrence.
On peut s’attendre à ce que le Québec, si le résultat de sa consultation ne l’en dissuade pas, présente au début de 2020 un projet de loi modifiant la Loi sur la publicité légale des entreprises selon les lignes annoncées.
Questions à résoudre
Il sera intéressant de voir comment ce projet de loi abordera certaines questions, notamment comment il définira les « bénéficiaires ultimes ». Le Document de consultation indique que le Québec envisage d’utiliser les mêmes concepts que ceux mis de l’avant par le gouvernement fédéral, ajoutant que cette approche permettrait d’uniformiser les exigences imposées aux entreprises quant à leur façon d’identifier leurs bénéficiaires ultimes. Si les mêmes concepts que ceux de la LCSA sont retenus, il faut espérer qu’ils seront mieux expliqués dans la loi québécoise et que le gouvernement s’inspirera par exemple du projet de loi de la Colombie-Britannique, qui prête beaucoup moins à confusion (il définit en effet le « nombre important d’actions » en fonction du pourcentage d’actions émises ou d’actions votantes, sans faire appel à la problématique « juste valeur marchande » des actions, et il donne des descriptions claires des expressions « contrôle indirect » et « contrôle de fait »), ou encore de la loi du Royaume-Uni, avec toutes ses directives et explications. Cette dernière avenue est à envisager sérieusement, dans une perspective d’uniformisation internationale des exigences d’identification des bénéficiaires ultimes.
Aussi, il reste à déterminer si les sociétés visées par le régime seront limitées, comme partout ailleurs, aux sociétés qui ne sont pas des émetteurs assujettis. Le Document de consultation ne le laisse pas entendre, mais il ouvre la porte à une telle restriction.
De plus, nous ne savons pas si les bénéficiaires ultimes seront tenus de divulguer leur rôle au sein de leur entreprise. Le Document de consultation pose avec raison cette question. Une des grandes différences entre le régime canadien et celui de l’Union européenne et du Royaume-Uni est que ce dernier oblige les bénéficiaires ultimes à fournir l’information aux sociétés, sous peine, au Royaume-Uni, de sanctions pénales et de blocage de leurs droits sur les actions. En vertu de la loi fédérale, le bénéficiaire ultime qui n’est pas lui-même un actionnaire ou l’administrateur d’un actionnaire échappe à toute obligation ou responsabilité, ce qui est illogique.
Nous verrons également s’il sera possible de respecter la vie privée des bénéficiaires ultimes tout en exigeant l’inscription au registre des entreprises de nouveaux renseignements hautement personnels, comme la date de naissance ou la détention de plus du quart de la juste valeur marchande des actions d’une société. Le Document de consultation fait état de cette problématique constitutionnelle, sans y apporter de solution. Cette question revêt encore plus de pertinence à la lumière de la seconde approche proposée dans le Document de consultation, soit de permettre la recherche par nom et adresse d’une personne physique.
En outre, il reste à voir quelles pénalités s’appliqueront aux informations fausses ou non fournies. La LCSA prévoit que les administrateurs, dirigeants et actionnaires qui contreviennent à leurs obligations à l’égard du registre des particuliers ayant un contrôle important s’exposent à une amende maximale de 200 000 $ et à une peine d’emprisonnement d’au plus six mois, ce qui est plus sévère que la pénalité habituelle en matière de faux renseignements prévue par cette loi, mais tout de même bien moins sévère que la peine d’emprisonnement de deux ans prévue dans la Companies Act 2006 du Royaume-Uni. La peine la plus élevée en vertu de la Loi sur la publicité légale des entreprises est une amende de 25 000 $. Cette amende devra vraisemblablement être rajustée, et le gouvernement devra peut-être se questionner à savoir s’il faudrait punir plus sévèrement le bénéficiaire ultime qui donne une fausse adresse que l’administrateur.
Par ailleurs, nous ne savons pas encore quelle sera la valeur probante de l’information sur les bénéficiaires ultimes. Celle sur les trois principaux actionnaires (ce chiffre sera vraisemblablement haussé à quatre), actuellement requise, est pratiquement nulle, puisqu’elle ne figure pas sur la liste des informations opposables aux tiers ou invocables par ceux-ci, à l’article 98 de la Loi sur la publicité légale. Au fédéral, l’information sur les particuliers ayant un contrôle important n’a aucune valeur probante, contrairement à celle sur les actionnaires, dans le registre des valeurs mobilières, qui fait foi à défaut de preuve contraire. Le Québec suivra-t-il cet exemple?
Autre question en suspens : le régime d’information sur les fiducies sera-t-il modifié? Conformément à la Loi sur la publicité légale, seules les fiducies « qui exploitent une entreprise à caractère commercial au Québec » sont assujetties à l’obligation d’immatriculation. Pour atteindre son objectif annoncé de transparence corporative et parfaire la divulgation publique des bénéficiaires ultimes d’entreprises, le Québec étendra-t-il cette obligation aux fiducies personnelles des actionnaires de sociétés? Le Document de consultation n’aborde pas cette question, mais elle n’en est pas moins pertinente.
RECHERCHE EN UTILISANT LE NOM ET L'ADRESSE D'UNE PERSONNE PHYSIQUE
La seconde approche proposée par le Document de consultation tire son origine du document intitulé Paradis fiscaux : Plan d’action pour assurer l’équité fiscale, publié en novembre 2017 par le Gouvernement du Québec. L’une des mesures qui y est annoncée consistait à rendre plus accessibles les informations contenues dans le registre des entreprises du Québec, notamment en permettant à la population d’effectuer, à certaines conditions, des recherches au registre par nom d’individu.
Cette mesure modifiera de façon importante la finalité du registre des entreprises, qui est, selon les débats parlementaires de 2010, « de permettre de savoir, lorsqu’on a un nom d’entreprise, avec qui l’on fait affaire » et non, comme l’ont confirmé deux jugements récents, de permettre d’effectuer des recherches sur les personnes physiques et leur implication au sein d’entreprises.
La Loi sur la publicité légale protège les renseignements personnels relatifs aux personnes physiques nommées au registre, en interdisant que les noms et adresses de ces personnes fassent partie d’un regroupement d’information ou lui servent de base, sauf exception, notamment en faveur d’organismes du gouvernement.
Le Document de consultation fait état de multiples avantages qu’apporterait la recherche par nom d’individu, dont ceux de faciliter les enquêtes journalistiques et de crédit, mais reconnaît que l’atteinte d’une plus grande transparence devra se faire dans le respect du droit à la vie privée prévu par les chartes.
Si, comme nous l’avons mentionné, l’ajout d’inscriptions de nouveaux renseignements personnels au registre, comme la date de naissance d’un particulier et la juste valeur marchande des actions qu’il détient ou contrôle, pose problème sur le plan du respect de la vie privée de ce particulier, ce problème sera assurément amplifié si l’on autorise la recherche par nom et adresse des individus, permettant ainsi de regrouper les informations personnelles comprenant ces nouveaux renseignements.
Il ne fait aucun doute que l’équilibre entre la transparence corporative et le respect de la vie privée posera un défi de taille au législateur québécois. Les observations qu’il recueillera lors de la période de consultation, qui se termine le 15 décembre 2019, devraient l’éclairer dans ses démarches et lui fournir certaines pistes de solution. Il reste à voir quelles suites il donnera aux approches proposées.
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