Dans une décision récente, la Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour d’appel ») a infirmé une décision de première instance, laquelle avait été source de préoccupation pour les propriétaires commerciaux qui ont comme pratique courante d’utiliser des lettres de crédit pour garantir les obligations prévues à leurs baux commerciaux. Le tribunal de première instance avait limité le prélèvement que pouvait effectuer un propriétaire sur une lettre de crédit, conformément à la priorité de réclamation de celui-ci en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité du Canada (la « LFI »), à des arriérés de loyer pour une période de trois mois et à une somme correspondant à trois mois de loyer exigible par anticipation. La Cour d’appel a confirmé que l’insolvabilité de la partie ayant fourni la lettre de crédit n’annule pas le principe de l’autonomie régissant les lettres de crédit. Cette décision vient ainsi rassurer les propriétaires quant aux garanties qui leur sont fournies par leurs locataires. Elle rassure également, de façon plus générale, les parties commerciales qui utilisent les lettres de crédit dans le cours normal de leurs activités pour protéger leurs intérêts advenant que la partie fournissant la lettre de crédit devienne insolvable.
CONTEXTE
Le 28 octobre 2020, dans le cadre de l’affaire 7636156 Canada Inc. v. OMERS Realty Corporation (« l’affaire 7636156 Canada »), le syndic de faillite (le « syndic ») de 7636156 Canada Inc. (le « failli ») avait déposé une requête ayant pour but de déterminer le montant du prélèvement que le propriétaire de l’édifice loué par le failli (le « propriétaire ») était en droit d’effectuer en vertu d’une lettre de crédit fournie au propriétaire à titre de garantie pour les obligations du failli aux termes de son bail. Cette requête visait également à obliger le propriétaire à remettre au syndic tout montant excédentaire qu’il n’avait pas été en droit de prélever en vertu de la lettre de crédit. Pour garantir son obligation de remboursement auprès de l’émetteur de la lettre de crédit (l’« émetteur »), le failli avait fourni à ce dernier une garantie en espèces.
Le bail avait été résilié par le syndic à la suite de la nomination de ce dernier en vertu de la LFI, après quoi le propriétaire avait prélevé le plein montant prévu à la lettre de crédit aux fins du paiement du loyer exigible par anticipation pour le terme restant du bail, ainsi qu’aux fins du paiement de certains autres frais que le propriétaire avait engagés.
Le syndic soutenait que le montant que le propriétaire était en droit de prélever en vertu de la lettre de crédit équivalait seulement à trois mois de loyer exigible par anticipation, conformément à la priorité de réclamation du propriétaire en vertu de l’alinéa 136(1)f) de la LFI. Le syndic demandait donc que le montant excédentaire prélevé par le propriétaire lui soit remis afin que ce montant puisse être distribué aux créanciers du failli conformément aux priorités de réclamations prévues par la LFI. Le syndic soutenait également que, puisque les obligations d’indemnisation du failli envers l’émetteur pour les montants prélevés en vertu de la lettre de crédit étaient garanties par une garantie en espèces, les actifs de faillite seraient privés des fonds que l’émetteur affecterait à ces obligations de remboursement.
En vertu de l’alinéa 136(1)f) de la LFI, à la résiliation d’un bail de biens réels par un syndic de faillite, le propriétaire est en droit de recouvrer à titre de priorité de réclamation :
- des arriérés de loyer pour une période de trois mois précédant la faillite;
- si une disposition du bail le prévoit, le loyer exigible par anticipation, pour une somme correspondant à trois mois de loyer au plus à la suite de la faillite.
En vertu de la LFI, le montant total ainsi payable ne peut dépasser la somme réalisée sur les biens se trouvant sur les lieux sous bail. De plus, en vertu de l’article 146 de la LFI, les droits des propriétaires pour ce qui est des réclamations non garanties restantes sont déterminés conformément au droit de la province où sont situés les lieux loués. En Ontario, en raison des articles 38 et 39 de la Loi sur la location commerciale et de la jurisprudence sur de telles dispositions et l’effet d’une résiliation, la résiliation d’un bail par un syndic de faillite met fin à toute obligation future du failli envers le propriétaire aux termes du bail, et le propriétaire ne peut réclamer des dommages-intérêts pour le terme restant du bail, à l’exception d’une réclamation pour le loyer exigible par anticipation pour une période de trois mois.
Selon le propriétaire, il est bien établi qu’une lettre de crédit constitue un « contrat autonome » entre l’émetteur et le bénéficiaire de la lettre de crédit, et que l’obligation de l’émetteur envers le bénéficiaire est une obligation indépendante. Par conséquent, selon le propriétaire, le syndic n’était pas en droit d’obtenir réparation auprès du propriétaire à l’égard de la lettre de crédit, peu importe que les obligations d’indemnisation du failli aient été garanties par les biens du débiteur au moyen d’une garantie en espèces.
La décision de première instance
En octobre 2019, la Cour supérieure de justice de l’Ontario avait déterminé que le propriétaire était uniquement en droit d’effectuer des prélèvements en vertu de la lettre de crédit pour le loyer exigible par anticipation pour une période de trois mois. Elle avait également déterminé que l’obligation de l’émetteur d’honorer une demande de prélèvement effectuée en vertu de la lettre de crédit dépendait entièrement de l’existence continue des obligations du failli envers le propriétaire aux termes du bail, lequel avait pris fin à la résiliation du bail par le syndic en vertu du droit applicable en Ontario.
La décision de la Cour d’appel de l’Ontario
Le 28 octobre 2020, la Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour d’appel ») a infirmé à l’unanimité la décision de première instance en donnant raison au propriétaire, lequel soutenait que la lettre de crédit constituait un contrat entièrement autonome entre l’émetteur et le bénéficiaire de la lettre de crédit. La Cour d’appel a également déterminé que le droit de l’insolvabilité ne modifie pas l’autonomie d’une lettre de crédit et que si la résiliation d’un bail met fin à certains droits et recours d’un propriétaire à l’encontre des actifs d’un locataire en faillite, elle ne met pas fin aux droits et recours d’un propriétaire à l’encontre de tiers, y compris les émetteurs de lettres de crédit.
La Cour d’appel a noté que le tribunal de première instance, pour rendre sa décision, ne pouvait s’appuyer sur la décision rendue le 27 avril 2020 par la Cour d’appel dans l’affaire Curriculum Services Canada/Services Des Programmes D’Études Canada (Re), laquelle établit que la résiliation d’un bail par un syndic ne constitue pas l’abandon volontaire de ce bail à toutes fins, mais uniquement entre le propriétaire, le locataire en faillite et les actifs de faillite de ce dernier.
La Cour d’appel a également noté que les libellés respectifs de la lettre de crédit et du bail établissaient clairement que la lettre de crédit devait garantir toutes les pertes et tous les dommages subis par le propriétaire, ainsi que tous les coûts que devait assumer ce dernier, découlant de l’insolvabilité ou de la faillite du failli ou résultant de la violation, de la résiliation, de l’abandon, de la renonciation ou de la répudiation du bail, ou de tout manquement à l’égard de ce bail, que ce soit en raison de l’insolvabilité ou de la faillite du failli ou autrement.
La Cour d’appel a également clarifié la portée de l’exception étroite de fraude applicable à la règle générale selon laquelle une banque émettrice est tenue d’honorer une traite tirée sur une lettre de crédit lorsqu’on lui présente des documents qui, à première vue, sont conformes aux modalités et aux conditions de la lettre de crédit. L’exception de fraude doit se fonder sur la présence d’une certaine irrégularité, malhonnêteté ou tromperie, notamment si la demande peut être considérée comme manifestement fausse, totalement injustifiée ou faite lorsqu’il n’y a de toute évidence aucun droit de paiement. Cette exception ne s’applique pas s’il y a un différend contractuel légitime.
En outre, la Cour d’appel a fourni des lignes directrices qui seront utiles aux émetteurs de lettres de crédit quant à leurs obligations respectives lorsque des documents leur seront présentés en vue d’effectuer des prélèvements en vertu d’une lettre de crédit et que ces documents semblent être conformes à première vue. Selon la Cour d’appel, dans de telles circonstances, l’émetteur de la lettre de crédit n’a pas l’obligation de s’assurer au moyen d’une enquête indépendante que le bénéficiaire n’a pas commis de fraude. Au contraire, l’émetteur de la lettre de crédit est seulement tenu de déterminer si la fraude a été établie lorsque celle-ci est évidente dans les documents présentés, ou si des allégations de fraude ont été portées à l’attention de l’émetteur.
Enfin, la Cour d’appel s’est penchée sur la question de savoir si les arrangements de lettres de crédit contrevenaient à la règle anti-privation qui a été reconnue le 2 octobre 2020 par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chandos Construction Ltd. c. Restructuration Deloitte Inc. étant donné que les actifs du failli seraient privés de la garantie en espèces. Elle a conclu que de tels arrangements ne contrevenaient pas à cette règle.
Il reste à voir si le syndic demandera l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada.
Bien que, pour rendre sa décision dans l’affaire 7636156 Canada, la Cour d’appel n’ait pas pris en compte la décision rendue en 2019 par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’affaire Veolia Water Technologies, Inc. v. K+S Potash Canada General Partnership (l’« affaire K&S Potash »), ces deux décisions concordent.
Dans l’affaire K&S Potash, la Cour d’appel de la Saskatchewan a également confirmé qu’un émetteur devait respecter une demande de prélèvement déposée en vertu d’une lettre de crédit si cette demande est accompagnée de documents qui, à première vue, semblent conformes aux modalités et aux conditions de la lettre de crédit, à moins que la demande ne présente une preuve prima facie solide de fraude.
La Cour d’appel de la Saskatchewan s’est penchée sur les circonstances dans lesquelles il serait interdit à un bénéficiaire d’une lettre de crédit d’effectuer un prélèvement en vertu d’une lettre de crédit au motif que, malgré les modalités de la lettre de crédit, un tel prélèvement contreviendrait à une entente entre le bénéficiaire et le requérant pour ce qui est des circonstances dans lesquelles un prélèvement pourrait être effectué.
Dans sa décision, la Cour d’appel de la Saskatchewan a également souligné l’importance de conserver la prévisibilité du droit et la certitude des relations commerciales. Elle a confirmé l’une des caractéristiques essentielles des lettres de crédit, à savoir l’existence de l’obligation de payer de l’émetteur, indépendamment de tout différend entre les parties au sujet de l’exécution du contrat sous-jacent.
La Cour d’appel de la Saskatchewan n’est pas allée jusqu’à établir qu’un bénéficiaire ne pourrait jamais se voir interdire d’effectuer un prélèvement en vertu d’une lettre de crédit. Elle a soulevé la possibilité que, dans des contextes différents, il y aurait lieu de soutenir qu’un bénéficiaire pourrait se voir interdire d’effectuer un prélèvement en vertu d’une lettre de crédit, par exemple, s’il y a violation manifeste d’une restriction contractuelle expresse sur les conditions qui doivent être satisfaites pour pouvoir effectuer un tel prélèvement. Toutefois, sur la base des faits dans cette affaire, la Cour d’appel de Saskatchewan a déterminé qu’une telle violation n’avait pas été établie.
La demande d’autorisation d’appel de la décision rendue dans l’affaire K&S Potash a été rejetée par la Cour suprême du Canada le 10 octobre 2019.
POINTS À RETENIR
La décision rendue par la Cour d’appel dans l’affaire 7636156 Canada vient confirmer le principe de l’autonomie qui s’applique aux lettres de crédit. L’obligation de l’émetteur d’une lettre de crédit d’honorer un prélèvement demandé en vertu d’une lettre de crédit garantissant les obligations d’un locataire en faillite pour le terme d’un bail commercial constitue une obligation indépendante qui n’est pas supplantée par les principes du droit de l’insolvabilité. L’exception étroite de fraude pouvant s’appliquer au principe de l’autonomie est assujettie à une norme de preuve rigoureuse.
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