Dans sa décision rendue récemment dans l’affaire Fairstone Financial Holdings Inc. v. Duo Bank of Canada (l’« affaire Fairstone »), la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial) (la « Cour ») s’est penchée sur l’interprétation des clauses relatives aux effets défavorables importants (les « EDI ») et des engagements relatifs au cours normal des affaires dans le contexte des opérations de F&A. Ces dispositions revêtent un nouvel intérêt pour nombre d’acquéreurs, de vendeurs et de sociétés cibles potentiels à la lumière des répercussions actuelles de la pandémie de COVID-19.
PRINCIPAUX POINTS À RETENIR
L’affaire Fairstone présente des points importants que devraient prendre en considération les parties qui négocient des conventions d’acquisition, notamment en ce qui concerne :
- l’interprétation des dispositions relatives aux EDI;
- le fardeau de la preuve et les éléments constitutifs d’un EDI;
- la règle d’interprétation des contrats (c.-à-d. que les contrats doivent être lus et interprétés dans leur ensemble, en gardant en tête qu’il serait inapproprié que l’engagement relatif au cours normal des affaires ait préséance sur la disposition relative aux EDI).
CONTEXTE
Le 18 février 2020, la Banque Duo du Canada (« Duo ») a convenu d’acheter la totalité des actions de Financière Fairstone Holdings Inc. (« Fairstone ») pour un prix d’achat calculé en fonction des capitaux propres corporels attribuables aux actionnaires de Fairstone (sous réserve d’un rajustement au moment de la clôture) et majoré d’une prime. Initialement, il était prévu que la clôture aurait lieu le 1er juin 2020, tandis qu’une date limite avait été fixée au 31 août 2020.
Le 27 mai 2020, Duo a informé Fairstone qu’elle n’était pas tenue de clore l’opération en raison de la survenance d’un EDI et de manquements de Fairstone à l’engagement relatif au « cours normal » des affaires et à d’autres engagements liés à la pandémie de COVID-19. Fairstone et ses actionnaires ont alors intenté une action en exécution intégrale contre Duo.
La Cour a statué que Fairstone n’a pas violé la convention d’achat d’actions (la « convention ») et a ordonné l’exécution intégrale de l’opération.
EFFET DÉFAVORABLE IMPORTANT
Aux termes de la convention, Duo avait le droit de résilier la convention si un EDI survenait à l’égard de Fairstone entre la date de signature et la date de clôture. Dans la convention, un EDI est défini comme étant une condition qui a (ou dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle ait) un effet défavorable important sur l’entreprise de Fairstone, dans son ensemble, sauf dans la mesure où :
-
un tel effet défavorable important est visé par l’une ou l’autre des clauses expresses, dont les suivantes : (a) urgences planétaires, nationales ou provinciales, (b) changements au sein des marchés ou du secteur dans lesquels Fairstone exerce ses activités, et (c) défaut de réaliser les projections;
-
Fairstone n’a pas été touchée de façon disproportionnée par certaines des causes prévues par rapport à d’autres participants au sein de ses marchés ou de son secteur.
Pour déterminer si un EDI est survenu selon les termes de la convention, la Cour a examiné ce qui suit :
-
le fardeau de la preuve relatif à la survenance d’un EDI;
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les éléments constitutifs d’un EDI;
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l’application des exceptions ou exclusions prévues dans la définition d’un EDI;
-
l’application de la disposition relative aux effets disproportionnés prévue dans la définition d’un EDI.
La Cour a conclu que le fardeau de la preuve pour établir qu’un EDI s’est produit repose sur les épaules de la partie qui formule une telle allégation, soit Duo en l’espèce. En outre, la Cour a déterminé que le fardeau de la preuve approprié pour démontrer qu’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’un EDI soit survenu est fondé sur la prépondérance des probabilités. En supposant que Duo ait réussi à établir la survenance d’un EDI, il appartenait ensuite à Fairstone de démontrer qu’une des exclusions de la définition d’un EDI s’appliquait. Enfin, le fardeau de la preuve est retourné sur les épaules de Duo, puisque celle-ci affirmait, selon les exceptions visant certaines des exclusions, qu’une ou que plusieurs des exclusions ne devraient pas s’appliquer étant donné que Fairstone avait subi un effet disproportionné par rapport aux autres participants de son secteur ou de ses marchés.
Passant ensuite aux éléments constitutifs d’un EDI, la Cour a noté que la définition d’un EDI utilisée dans la convention n’était pas utile du fait de son caractère autoréférentiel. La Cour a plutôt invoqué une définition largement utilisée dans la jurisprudence américaine, soit la survenance d’événements inconnus qui menacent considérablement le potentiel général de bénéfices de l’entreprise ciblée d’une manière importante sur le plan de la durée. Cette définition comporte trois éléments : un événement inconnu, une menace visant le potentiel général de bénéfices et une durée importante.
Après avoir examiné ces trois éléments constitutifs, la Cour a conclu que Duo s’était acquittée de son fardeau, selon la prépondérance des probabilités, en établissant qu’un EDI s’était produit entre la signature et la date décisive. Considérant la question de l’« événement inconnu » dans la définition, la Cour a déterminé que même si la pandémie de COVID-19 constituait un événement connu au moment où les parties ont conclu la convention, rien ne permet de croire que l’une ou l’autre des parties étaient en mesure de connaître l’effet que la pandémie aurait sur l’entreprise de Fairstone. La Cour a également convenu que la pandémie représentait une menace pour le potentiel de bénéfices de Fairstone. Enfin, quant à la question de l’importance de la durée de l’effet de la pandémie sur l’entreprise de Fairstone, la Cour a déterminé que, selon la preuve laissant entendre que la pandémie aurait une incidence défavorable sur l’entreprise de Fairstone pendant environ deux ans, cette durée était importante du point de vue d’un acquéreur raisonnable placé dans les mêmes circonstances que Duo.
La Cour s’est ensuite demandé si l’une des exclusions prévues dans la définition pouvait s’appliquer. Il est particulièrement intéressant de noter que la Cour a affirmé que l’absence de mention explicite d’une « pandémie » dans l’exclusion relative aux situations d’urgence ne permettait pas d’inférer que les parties avaient eu l’intention d’exclure les pandémies du contenu de cette exclusion, mais signifiait plutôt que les parties avaient jugé approprié que cette disposition soit interprétée au sens large. En arrivant à cette conclusion, la Cour a déterminé qu’une exclusion libellée en termes généraux était conforme à un principe général sur lequel les clauses EDI sont fondées, à savoir que les risques systémiques sont attribués à l’acheteur tandis que les risques propres à l’entreprise reviennent au vendeur.
Finalement, la Cour a conclu que les trois exclusions dont il est question ci-dessus pouvaient s’appliquer à Fairstone. Elle a également rejeté l’argument voulant que la pandémie ait eu un effet disproportionné sur Fairstone par rapport aux autres participants du secteur ou des marchés. Par conséquent, bien que l’existence des éléments constitutifs d’un EDI ait été établie, en se fondant sur les dispositions relatives aux exclusions, la Cour s’est dit convaincue qu’un EDI ne s’était pas produit.
ENGAGEMENT RELATIF AU COURS NORMAL DES AFFAIRES
La convention renfermait également un engagement relatif au cours normal des affaires selon lequel Fairstone devait exploiter l’entreprise, dans la mesure où la loi le lui permettait, dans le cours normal des affaires entre la date de signature de la convention et la date de clôture de l’opération. Cet engagement prévoyait également que Duo devait donner son consentement à l’égard de toute mesure ne correspondant pas au cours normal des affaires, étant entendu que celle-ci ne pouvait refuser son consentement de façon déraisonnable. Dans la convention, le « cours normal des affaires » désigne des mesures prises par Fairstone conformément aux pratiques antérieures et dans le cours normal des activités quotidiennes régulières.
Duo a avancé que Fairstone avait manqué à son engagement relatif au cours normal des affaires en prenant les mesures suivantes en réponse à la pandémie :
- elle a modifié ses activités de manière à passer d’un système fondé sur des succursales à un système en ligne;
- elle a modifié ses pratiques de recouvrement en mettant en place un programme national de report de paiements;
- elle a réduit le nombre d’employés et offert des primes salariales quotidiennes à certains employés;
- elle a réduit ses dépenses;
- elle a révisé ses pratiques comptables en modifiant la méthode de calcul de ses provisions pour pertes sur prêts au cours du deuxième trimestre de 2020.
La Cour s’est penchée sur l’interprétation de l’expression « cours normal des affaires » dans différents contextes et a déterminé que, malgré les mesures prises par Fairstone en réponse à la pandémie, cette dernière n’a pas exploité son entreprise en dehors du cours normal. Si la Cour n’a pas établi de règle universelle permettant de déterminer ce qu’est une conduite dans le cours normal, elle fournit des principes directeurs ainsi qu’une liste de facteurs à prendre en considération pour déterminer si une mesure a été prise dans le cours normal.
La Cour a reconnu qu’il existe des bouleversements économiques systémiques qui auront des répercussions sur une entreprise dans le cours normal et que des mesures de précaution prises par une entreprise en réponse à de tels bouleversements, qui n’ont pas une incidence à long terme ou n’imposent pas des obligations à un acquéreur, peuvent constituer des mesures prises dans le cours normal. La Cour a conclu que les mesures prises par Fairstone n’ont pas changé la nature fondamentale de l’entreprise acquise, n’ont pas créé d’obligations à long terme et n’ont pas non plus donné lieu à l’aliénation d’actifs ou de parties de l’entreprise.
En outre, la Cour a souligné que la conduite de Fairstone se compare à celle d’autres entreprises du même secteur et que les changements apportés par Fairstone avaient pour but de permettre à l’entreprise de continuer à fonctionner le plus normalement possible dans le contexte de la pandémie.
La Cour a également rejeté la position de Duo voulant que l’engagement relatif au cours normal des affaires exige que la conduite de Fairstone soit conforme aux pratiques antérieures de celle-ci et que les mesures soient prises dans le cours normal des activités quotidiennes régulières avant la signature de la convention. En rejetant la position de Duo, la Cour a indiqué que, sur le plan pratique, une telle interprétation signifierait que Fairstone n’aurait pas pu exploiter son entreprise dans le cours normal des affaires pendant la pandémie puisque tout ce qu’elle aurait fait en réponse à la pandémie aurait été considéré en dehors du cours normal. Qui plus est, cette interprétation n’aurait pas tenu compte de l’exclusion relative aux situations d’urgence dans la convention et aurait donc considéré le contrat non pas comme un tout, mais comme une série de dispositions autonomes et non reliées.
Quant à savoir si la conduite de Fairstone a été conforme aux pratiques antérieures, la Cour a précisé qu’être conforme ne signifie pas être identique, et a déterminé que la conduite de Fairstone était conforme aux mesures que celle-ci avait prises par le passé en période de repli de l’économie. En outre, elle a conclu que les changements opérationnels apportés étaient conformes aux pratiques antérieures puisqu’ils permettaient à Fairstone de poursuivre ses activités commerciales quotidiennes régulières consistant à offrir des prêts aux consommateurs, à gérer son portefeuille de prêts aux consommateurs et à recouvrer le montant des prêts faisant partie de son portefeuille.
La Cour a ajouté que même si les mesures prises par Fairstone avaient été en dehors du cours normal, il aurait été déraisonnable de la part de Duo de refuser d’y consentir si la demande lui en avait été faite.
Cette décision offre un contraste avec le jugement rendu dans l’affaire AB Stable VIII LLC v. Maps Hotels and Resorts One LLC (l’« affaire AB Stable »), où la Court of Chancery du Delaware a déterminé que la portée de la réponse d’une société cible à la pandémie de COVID-19 était tellement importante que l’entreprise n’avait pas été exploitée dans le cours normal des affaires ni conformément aux pratiques antérieures, de sorte que l’acquéreur avait été libéré de son obligation de mener l’opération à bien. Le tribunal du Delaware a également rejeté l’argument selon lequel les mesures prises par la société cible en réponse à la pandémie de COVID-19 étaient raisonnables et semblables à celles prises par d’autres entreprises. Quoique les faits de l’affaire AB Stable et ceux de l’affaire Fairstone soient différents, le tribunal du Delaware a procédé à une interprétation littérale de la convention d’acquisition et a noté que, contrairement à la position adoptée par la Cour dans l’affaire Fairstone, la disposition relative aux EDI de la convention devait être lue séparément de l’engagement relatif au cours normal des affaires.
CONCLUSION
La décision rendue dans l’affaire Fairstone fournit des indications sur l’interprétation des dispositions relatives aux EDI et des engagements relatifs au cours normal des affaires dans le cadre d’opérations de F&A canadiennes. Elle précise également les cas où un acquéreur pourrait mettre fin à une opération en raison d’événements imprévus, comme la pandémie de COVID-19. Même si les faits et les circonstances propres à l’affaire Fairstone ont pesé dans l’analyse et les conclusions de la Cour, il n’en reste pas moins que la décision est un message lancé aux parties à des fusions et acquisitions, à savoir que les clauses relatives aux EDI et les engagements relatifs au cours normal doivent être soigneusement examinés en tenant compte du contexte de chaque opération.
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