Le 10 septembre 2020, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu ses décisions tant attendues dans les affaires connexes 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association (l’« arrêt Pointes ») et Bent c. Platnick (l’« arrêt Platnick »), qui concernent l’interprétation et l’application des dispositions législatives contre les poursuites-bâillons (la « loi anti-SLAPP ») de l’Ontario. C’est la première fois que la CSC se penche sur cette législation qui a été promulguée en 2015 en vue de décourager le recours aux tribunaux comme moyen de limiter indûment l’expression sur des affaires d’intérêt public.
LA LOI
L’acronyme « SLAPP », qui ne se trouve pas dans le libellé de la loi, signifie « Strategic Lawsuits Against Public Participation » (soit les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique). La loi anti-SLAPP (Ontario), qui est énoncée aux articles 137.1 à 137.5 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, permet à un défendeur de demander le rejet de la demande à toute étape de l’instance. Tant que le défendeur peut démontrer que la poursuite découle du fait de l’expression (laquelle est définie en termes larges) « relativement à une affaire d’intérêt public » (aussi définie en termes larges), le fardeau est inversé et il incombe au demandeur de faire la démonstration de l’existence de motifs de croire : (1) que « le bien-fondé de l’instance est substantiel » et (2) que le défendeur « n’a pas de défense valable dans l’instance » (ensemble, soit l’étape du bien-fondé); et (3) que le préjudice subi vraisemblablement du fait de l’expression est « suffisamment grave » pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression (soit le critère de mise en balance de l'intérêt public). La loi anti-SLAPP ne se limite pas aux instances visant directement l’expression, telles que les poursuites en diffamation, et peut s’appliquer à un éventail d’instances.
LES FAITS
L’arrêt Pointes émane d’une action pour rupture de contrat intentée par un promoteur contre l’association des défendeurs (« PPA ») à la suite du témoignage du président de la PPA dans le cadre d’une instance introduite par le promoteur et tenue devant la Commission des affaires municipales de l’Ontario. Ce témoignage aurait prétendument violé l’entente à l’amiable précédemment conclue entre les parties.
Dans l’arrêt Platnick, les services d’un médecin généraliste ont été retenus par une société d’assurance pour examiner des évaluations médicales réalisées par d’autres médecins spécialistes sur des personnes blessées dans des accidents d’automobile, et préparer un rapport final comprenant une évaluation définitive du degré de déficience de la victime de l’accident. Après avoir décelé des divergences apparentes entre les rapports du Dr Platnick et ceux des autres médecins qu’il devait examiner, Mme Bent, une avocate spécialisée en préjudices personnels et présidente élue de l’Ontario Trial Lawyers Association (« OTLA »), a envoyé un courriel aux membres de l’OTLA par l’intermédiaire d’un serveur de liste. Le courriel contenait des déclarations affirmant que le Dr Platnick avait « altéré » des rapports de médecins et « changé » la décision d’un médecin en ce qui a trait au degré de déficience de la victime. Le courriel a par la suite fait l’objet d’une fuite et été publié dans un article de magazine, et le Dr Platnick a intenté une poursuite en diffamation contre Mme Bent et son cabinet d’avocats pour un montant de 16,3 M$ CA. Mme Bent a par la suite déposé une motion « anti-SLAPP » visant à faire rejeter l’action contre elle.
LES DÉCISIONS DE LA CSC
Arrêt Pointes : la CSC est unanime quant au cadre d’analyse
S’exprimant au nom d’une cour unanime, la juge Côté fournit des indications à l’égard du test relatif à la loi anti-SLAPP et de son application. Les motifs de la CSC mettent un accent sur l’importance de l’objectif de la loi, suivis par l’analyse de près du libellé des dispositions en gardant cet objectif à l’esprit.
En ce qui concerne l’étape du bien-fondé, cette dernière a fait l’objet de nombreux débats quant à la norme de preuve imposée au demandeur/à l’auteur de la motion de démontrer l’existence de « motifs de croire » que le « bien-fondé de l'instance est substantiel » et que le défendeur « n'a pas de défense valable ». La CSC précise que cette norme est plus exigeante que celle applicable à une motion en radiation, mais moins rigoureuse que la norme de « vraisemblance de succès », que le seuil dit de la « forte apparence de droit » (prima facie) ou que le test applicable aux motions en jugement sommaire. Elle a statué que pour démontrer que le « bien-fondé de l’instance est substantiel », celle-ci « doit avoir une possibilité réelle de succès, c’est-à-dire qu’elle doit avoir une possibilité de succès qui, sans équivaloir à une vraisemblance de succès démontrée, tend à pencher davantage en faveur du demandeur. » La demande doit être juridiquement défendable et prendre appui sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, et cela doit être le cas selon l’appréciation subjective du juge des motions.
Cette norme s’applique également au fardeau corollaire de démontrer qu’il n’existe pas de défense valable. Une fois que le défendeur a mis en jeu ses moyens de défense, le demandeur doit convaincre la cour que les moyens de défense invoqués ne sont pas juridiquement défendables ou ne prennent pas appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, et, par conséquent, qu’ils n’ont aucune possibilité réelle de succès. Si le demandeur ne s’acquitte pas de ce fardeau de preuve à l’égard de tout moyen de défense invoqué, la demande sous-jacente doit être rejetée.
Relativement à la question de la production des éléments de preuve à l’étape du bien-fondé, la CSC note que les motions anti-SLAPP sont généralement déposées à une étape préliminaire d’une instance de sorte que le juge saisi d’une telle motion ne devrait procéder qu’à une appréciation limitée de la preuve. Le seuil ne devrait pas être trop élevé à l’étape du bien-fondé, étant donné que le critère de la mise en balance de l’intérêt public servira de solide filet de sécurité permettant au juge des motions de rejeter des demandes, même bien fondées sur le plan technique, si l’intérêt public à protéger l’expression qui donne naissance à l’instance l’emporte sur l’intérêt public à permettre que l’instance suive son cours.
La CSC souligne que le critère de la mise en balance de l’intérêt public constitue le nœud de l’analyse. C’est lui qui donne au tribunal les moyens d’apprécier les tenants et aboutissants de l’affaire dont il est saisi, et de déterminer efficacement si une poursuite devrait être autorisée à suivre son cours. Il incombe au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a subi ou subira vraisemblablement un préjudice, que ce préjudice est le résultat de l’expression en question et que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance sous-jacente l’emporte sur les effets préjudiciables causés à la liberté d’expression et à la participation aux affaires publiques.
Quant à la démonstration du préjudice, le demandeur doit non seulement prouver le lien de causalité, mais aussi fournir des éléments de preuve suffisants pour permettre au juge des motions de tirer une conclusion quant à la probabilité d’existence du préjudice et du lien de causalité avec l’expression. Un préjudice ne se limite pas à un préjudice financier et peut comprendre la preuve d’une atteinte à la réputation. À cette étape de pondération dans l’analyse, la qualité de l’expression ainsi que ce qui l’a motivée importent, et peuvent être déterminés en tenant compte des grandes valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression.
En appliquant ce cadre d’analyse, la CSC a rejeté l’action intentée par le promoteur au motif que l’action sous-jacente pour rupture de contrat n’avait pas de bien-fondé substantiel. À l’étape de la mise en balance de l’intérêt public, le préjudice et l’intérêt public dans la poursuite de l’instance se trouvaient au bas de l’échelle, tandis que l’intérêt public à protéger l’expression de PPA sur les questions en matière d’environnement et à inciter les témoignages véridiques se trouvait dans le haut de l’échelle.
Arrêt Platnick : division quant à l’application du cadre d’analyse
Dans cette affaire, la Cour a appliqué le cadre d’analyse de la loi anti-SLAPP dans le contexte d’une action en diffamation. Cependant, démontrant que l’application de ce cadre d’analyse à des affaires particulières continuera de soulever des questions, la CSC a rendu une décision partagée (5 contre 4). La divergence d’opinions porte, entre autres, sur la question de savoir si le demandeur s’est acquitté de son fardeau d’établir qu’il existe des motifs de croire que le défendeur n’a pas de défense valable.
La décision majoritaire souligne que les conclusions sur le bien-fondé de l’affaire et les moyens de défense servent uniquement aux fins de la motion anti-SLAPP. Les juges majoritaires ont statué que toute occasion d’immunité relative a été outrepassée car, entre autres, il n’était pas nécessaire pour le défendeur de nommer le demandeur. De plus, les juges majoritaires ont conclu que puisqu’il est permis de croire que le courriel de la partie défenderesse a violé l’entente relative au serveur de liste (laquelle interdisait tout commentaire diffamatoire), elle ne peut pas se prévaloir des dispositions de confidentialité. Pour ce qui est de la justification, ils ont déterminé qu’il se trouve un fondement, dans le dossier et le droit, pour étayer la conclusion que la défense n’a aucune possibilité réelle de succès.
À l’étape de la mise en balance de l’intérêt public, les juges majoritaires ont retenu les éléments de preuve du Dr Platnick concernant le dommage à sa réputation, citant qu’il a été placé sur une « liste noire » et que ses activités liées aux assurances en ont considérablement souffert. De plus, ils ont statué que « l’attaque personnelle » commise par Mme Bent diminue la qualité de son expression de telle sorte que le rapport des préjudices éventuels favorise le demandeur.
Les juges dissidents auraient rejeté l’action du fait qu’il existe des motifs de croire que le défendeur a une défense valable d’immunité relative. Ils font remarquer que le courriel a été diffusé au moyen d’un serveur de liste régi par une entente de confidentialité, et que le défendeur « était clairement tenu d’informer les membres de l’OTLA » des questions concernant les rapports d’experts dans son courriel. Les juges dissidents ont remis en question la façon dont des mentions diffamatoires peuvent être jugées non nécessaires pour donner lieu à une situation d’immunité, notant au passage ce qui suit :
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À l’étape de la mise en balance de l’intérêt public, les juges dissidents auraient statué que l’intérêt de protéger l’expression sur des affaires d’intérêt public l’emporte sur le préjudice causé à la réputation d’une personne. Ils semblent également se questionner à savoir si l’approche des juges majoritaires protège les objectifs de la loi. Finalement, les juges majoritaires et dissidents sont fortement en désaccord quant à l’équilibre approprié à atteindre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression.
LES RÉPERCUSSIONS
Considérés ensemble, les arrêts Pointes et Platnick servent de guide pour les tribunaux d’instance inférieure, notamment dans certaines provinces, comme la Colombie-Britannique, qui disposent de régimes similaires. Les deux décisions fournissent également des lignes directrices aux plaideurs qui envisageraient d’intenter des actions en diffamation (lesquelles font de plus en plus l’objet de motions anti-SLAPP) ou d’autres poursuites découlant du fait d’une expression, ou de déposer eux-mêmes une motion anti-SLAPP.
Toutefois, la division marquée entre l’opinion des juges majoritaires et dissidents dans l’arrêt Platnick laisse une grande place au pouvoir discrétionnaire quant à l’application du cadre d’analyse, mettant en évidence une certaine imprévisibilité permanente pour les plaideurs. Il sera intéressant de voir la façon dont les tribunaux interprèteront le cadre d’analyse de l’arrêt Pointes dans d’autres types d’affaires, notamment lorsqu’une expression appréciée davantage de façon unanime est en cause ou lorsque les autres moyens de défense communs contre la diffamation entrent en jeu – tels qu’une défense de commentaire loyal ou de communication responsable faite dans l’intérêt public – ou dans des instances concernant d’autres causes d’action découlant du fait d’une expression.
Du point de vue des avocats, il est important de noter les commentaires des juges majoritaires relativement à l’importance tant de la réputation professionnelle que du devoir accru qui incombe aux avocats d’examiner les affirmations diffamatoires, notamment en raison de leurs obligations professionnelles.
Pour en savoir davantage, communiquez avec :
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Iris Fischer 416-863-2408
Kaley Pulfer 416-863-2756
Justin Manoryk 416-863-2390
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