Le 19 mai 2023, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a publié sa décision dans l’affaire Hansman c. Neufeld (l’« arrêt Hansman »), soit la plus récente affaire hautement médiatisée portant sur les poursuites « anti-SLAPP » (aussi appelées « poursuites-bâillons ») au Canada. L’arrêt Hansman précise les circonstances dans lesquelles les tribunaux doivent rejeter une poursuite en diffamation en se fondant sur le critère fondamental de l’évaluation de l’intérêt public prévu dans la législation anti-SLAPP. Cette affaire représente aussi un jalon important pour les droits des transgenres au Canada. En effet, la CSC y établit que le contre-discours motivé par la lutte contre la discrimination envers les jeunes transgenres et d’autres personnes LGBTQI2S+, ainsi que par l’avancement des droits à l’égalité et à la dignité de ceux-ci, représente un intérêt public substantiel.
Contexte
En 2016, le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique a lancé, dans les écoles de la province, un programme sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre intitulé Sexual Orientation and Gender Identity 123 (le « programme SOGI 123 »). L’objectif de ce programme est de favoriser l’inclusion et le respect des élèves susceptibles d’être victimes de discrimination à l’école en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur expression de genre.
Le demandeur, Barry Neufeld, était un conseiller scolaire élu du conseil des écoles publiques qui avait critiqué le programme SOGI 123 sur sa page Facebook et dans d’autres forums publics. Les messages publiés sur Facebook et fortement médiatisés comprenaient des propos dénigrants visant la communauté LGBTQI2S+ et une déclaration selon laquelle le fait de permettre aux enfants d’exprimer leur identité de genre « n’est ni plus ni moins que de la maltraitance envers les enfants ». M. Neufeld faisait également part de sa préoccupation concernant les enfants élevés par des parents de même sexe. Dans le cadre d’une entrevue médiatique, le défendeur, Glen Hansman, alors président de la British Columbia Teacher’s Federation, a dénoncé les propos de M. Neufeld, les qualifiant de sectaires.
M. Neufeld a alors intenté une poursuite en diffamation contre M. Hansman. En réponse, M. Hansman a déposé une requête fondée sur l’article 4 de la nouvelle loi anti-SLAPP de la Colombie-Britannique, soit la Protection of Public Participation Act (la « PPPA »). L’acronyme SLAPP désigne les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (Strategic Lawsuits Against Public Participation). La législation anti-SLAPP met en balance le droit d’un particulier de protéger sa réputation et la protection de la liberté d’expression au sujet d’affaires qui sont d’intérêt public. L’article 4 de la PPPA vise à trouver un équilibre juste à cet égard en exigeant que les tribunaux rejettent une poursuite si, entre autres, elle découle de l’expression d’une opinion liée à une affaire d’intérêt public et que l’intérêt public à protéger l’expression de cette opinion l’emporte sur l’intérêt public dans la poursuite de l’action.
Après deux décisions rendues par la CSC dans le cadre d’affaires connexes portant sur l’interprétation de dispositions similaires de la loi anti-SLAPP de l’Ontario (consultez notre Bulletin Blakes de septembre 2020 intitulé La CSC clarifie le test relatif à la loi ontarienne contre les poursuites-bâillons, mais est divisée quant à son application), l’arrêt Hansman représente un nouveau volet de la jurisprudence sur les poursuites-bâillons de la CSC.
La décision
La Cour suprême de la Colombie-Britannique a accueilli la requête en rejet d’action de M. Hansman et rejeté la poursuite en diffamation de M. Neufeld au motif qu’il s’agissait d’une poursuite-bâillon. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a infirmé cette décision et rejeté la requête en rejet d’action de M. Hansman. Ce dernier a fait appel de cette décision devant la CSC. S’exprimant au nom des juges majoritaires de la CSC, la juge Karakatsanis a accueilli le pourvoi et restauré le jugement de première instance, rejetant du même coup la poursuite en diffamation de M. Neufeld.
La CSC a conclu que « M. Hansman a pris la parole pour dénoncer des propos que lui et d’autres personnes estimaient discriminatoires et préjudiciables à l’endroit des jeunes transgenres et autres jeunes LGBTQI2S+ — des groupes particulièrement vulnérables à l’expression d’opinions qui déprécient leur valeur et leur dignité aux yeux de la société et qui remettent en question leur identité même ». Par conséquent, la CSC conclut que l’intérêt public à protéger la liberté d’expression de M. Hansman l’emporte sur l’intérêt public à réparer le tort causé à la réputation de M. Neufeld. En outre, M. Neufeld n’a pas réussi à s’acquitter de son fardeau de contester la validité de la défense de commentaire loyal invoquée par M. Hansman à l’encontre de la poursuite en diffamation de M. Neufeld.
Répercussions de la décision
L’arrêt Hansman comprend des déclarations et des précisions notables au sujet de la législation anti-SLAPP, dont les suivantes :
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Caractéristique essentielle d’une poursuite-bâillon. L’arrêt Hansman précise qu’« une poursuite‑bâillon se caractérise invariablement par le fait qu’elle vise à réduire le défendeur au silence et, plus largement, à réprimer le débat sur des questions d’intérêt public, plutôt qu’à réparer un préjudice grave subi par le demandeur. » Une poursuite-bâillon n’a pas à incarner les caractéristiques de l’archétype voulant qu’une poursuite de ce type soit initiée par un demandeur riche ou puissant ou par quelqu’un qui a l’habitude de recourir aux tribunaux ou de menacer d’y recourir pour faire taire les critiques à son égard.
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Poids devant être accordé à l’expression d’une opinion précise. La CSC confirme que l’évaluation de l’intérêt public prévue dans la législation anti-SLAPP est la pierre angulaire de l’analyse. Plus l’expression d’une opinion se rapproche de l’une ou l’autre des valeurs fondamentales consacrées à l’alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la liberté d’expression) et plus elle fait avancer les valeurs associées au droit à l’égalité garanti à l’article 15 de la Charte, plus l’intérêt public à la protéger sera important.
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L’importance du contre-discours. L’arrêt Hansman conclue que le contre-discours motivé par la défense d’un groupe vulnérable ou marginalisé devrait mériter une protection importante au nom de l’intérêt public, parce que « [les] personnes qui appartiennent à un groupe vulnérable de la société et qui font l’objet de propos dégradants n’ont pas nécessairement la capacité ou le pouvoir de combattre elles‑mêmes efficacement les propos préjudiciables. »
Un des éléments les plus intéressants de l’arrêt Hansman est le long exposé sur la discrimination à laquelle se heurtent les jeunes transgenres et d’autres personnes LGBTQI2S+ ainsi que sur l’importance de promouvoir l’égalité et la dignité à l’égard de cette partie de la population. En outre, dans l’arrêt Hansman, la CSC se penche pour la première fois sur les circonstances uniques aux jeunes transgenres. Cette décision souligne également le fait qu’en 2021, la Cour supérieure du Québec a déclaré que « [l]’identité de genre est l’un des motifs analogues à ceux énumérés au par. 15(1) » de la Charte. Enfin, la CSC a conclu que la prise de parole visant à « lutter contre l’expression d’idées discriminatoires et préjudiciables et [à] protéger les jeunes transgenres dans les écoles (…) mérite[nt] une protection importante ».
Bien que l’arrêt Hansman porte sur les critères relatifs à l’évaluation de l’intérêt public, les juges majoritaires ont également établi que M. Hansman avait une défense valable de commentaire loyal à faire valoir contre la poursuite en diffamation intentée par M. Neufeld. L’arrêt Hansman ajoute des précisions au courant jurisprudentiel de la CSC tiré de l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson en soulignant que les questions d’intérêt public peuvent faire l’objet d’une grande diversité de propos. Il est important de noter que les juges majoritaires ont confirmé qu’une allégation de partialité ou de préjugé sera généralement considérée comme l’expression d’une opinion ou d’un commentaire plutôt que comme un fait, dont il faudrait faire la preuve pour que celui-ci puisse soutenir un moyen de défense valable à une poursuite en diffamation. Cette précision sera utile lorsqu’il s’agira d’évaluer la protection applicable à la portée de certains propos dans différents contextes.
L’arrêt Hansman démontre que la législation anti-SLAPP canadienne offre un moyen efficace pour faire échec à une poursuite en diffamation avant procès. Les tribunaux devront continuer de tenter de trouver un juste équilibre entre le fait de permettre à des poursuites en diffamation d’aller de l’avant et la volonté de prévenir le recours aux poursuites-bâillons.
Dans le cadre de ce pourvoi, Blakes a agi en qualité de conseillers juridiques de deux intervenants, soit QMUNITY et la Skipping Stone Scholarship Foundation.
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Ressources connexes
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