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Un tribunal ontarien accorde d’importants dommages-intérêts à la suite d’une opération échouée dans le secteur des cinémas

7 janvier 2022

Dans sa décision rendue récemment dans l’affaire Cineplex v. Cineworld, la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial) (la « Cour ») a accordé une somme de 1,24 G$ CA à titre de dommages-intérêts à la suite de la résiliation d’une entente de fusion et acquisition (« F&A ») due à la pandémie de COVID-19. Cette décision est particulièrement intéressante parce qu’elle fournit des éclaircissements quant au niveau approprié de dommages-intérêts à fixer en cas de résiliation non justifiée d’une convention d’achat par un acheteur, et donne d’autres directives quant à l’interprétation judiciaire des engagements relatifs au cours normal des affaires prévus dans les opérations de F&A en temps de pandémie.

La Cour s’est déjà penchée sur l’interprétation des engagements relatifs au cours normal des affaires dans le contexte des opérations de F&A et de la pandémie de COVID-19 dans l’affaire Fairstone Financial Holdings Inc. v. Duo Bank of Canada (l’« affaire Fairstone »). Vous pouvez consulter notre Bulletin Blakes de janvier 2021 pour un résumé de la décision rendue par le tribunal dans cette affaire.

CONTEXTE 

Le 15 décembre 2019, Cineplex Inc. (« Cineplex ») a conclu une convention d’arrangement avec Cineworld Group plc (« Cineworld ») (la « convention d’arrangement »), aux termes de laquelle Cineworld convenait d’acheter la totalité des actions en circulation de Cineplex dans le cadre d’une opération d’une valeur d’environ 2,8 G$ CA. L’opération était assujettie à l’obtention par Cineworld d’une approbation en vertu de la Loi sur Investissement Canada (la « LIC »), et devait être réalisée au plus tard le 30 juin 2020.

Le 12 juin 2020, Cineworld a remis à Cineplex un avis mettant fin à la convention d’arrangement et, après en avoir discuté de façon approfondie avec des représentants du gouvernement, a retiré sa demande d’approbation en vertu de la LIC. Cineworld soutenait qu’elle avait le droit de résilier la convention d’arrangement sous prétexte que Cineplex avait manqué à ses obligations aux termes de celle-ci, notamment à l’engagement relatif au « cours normal » des affaires et à d’autres engagements relatifs à l’exploitation en raison de la pandémie de COVID-19. À la suite de cet avis, Cineplex a intenté une action en dommages-intérêts contre Cineworld, et Cineworld, de son côté, a déposé une demande reconventionnelle contre Cineplex pour recouvrer les frais liés à l’opération.

La Cour a conclu que Cineplex n’avait pas manqué à ses obligations aux termes de la convention d’arrangement et a accordé à Cineplex des dommages-intérêts de l’ordre de 1,24 G$ CA, une somme visant principalement à compenser le préjudice subi par Cineplex, qui perdait ainsi l’occasion de réaliser les synergies que devait produire l’opération.

ENGAGEMENT RELATIF AU COURS NORMAL DES AFFAIRES   

Cineworld a fait valoir qu’elle était en droit de résilier la convention d’arrangement parce que Cineplex avait manqué à certains de ses engagements aux termes de celle-ci relativement à son exploitation, dont celui exigeant que Cineplex continue [TRADUCTION] « d’exercer ses activités dans le cours normal de ses affaires » entre la date de la convention d’arrangement et la date de clôture de l’opération. Cineworld a réclamé des dommages-intérêts de l’ordre de 32 M£ au titre des frais liés à l’opération.

La contention d’arrangement comprenait une clause d’exploitation qui imposait deux obligations à Cineplex :

  1. exploiter son entreprise dans le cours normal des affaires;

  2. déployer des efforts raisonnables du point de vue commercial pour maintenir et préserver ses activités, ses actifs, ses biens, ses employés, son achalandage ainsi que ses relations d’affaires avec ses clients, ses fournisseurs et ses partenaires.

La convention d’arrangement permettait à Cineworld de mettre fin à l’opération à la survenance d’un effet défavorable important. Toutefois, les éclosions de maladie (outbreaks of illness) ne figuraient pas parmi les effets défavorables importants énumérés dans la convention. Toutes les parties avaient par ailleurs convenu que la pandémie de COVID-19 ne constituait pas un effet défavorable important donnant droit de résilier leur entente.

Cineworld soutenait que Cineplex avait cessé d’exploiter son entreprise dans le cours normal des affaires immédiatement après avoir signé la convention d’arrangement le 15 décembre 2019. Préoccupée à juste titre par la pandémie de COVID-19 et les conséquences possibles de celle-ci sur les activités de ses cinémas, Cineplex a éventuellement décidé de prendre des mesures pour préserver ses trésoreries. Elle a notamment reporté des paiements aux locateurs, aux studios de cinéma et à d’autres fournisseurs (non liés aux films présentés), a réduit ses dépenses en immobilisations et a remboursé sa dette bancaire.

Ces mesures visaient non seulement à permettre à Cineplex de gérer ses flux de trésoreries et ses liquidités, mais aussi à veiller à ce que le solde de sa dette aux termes de sa facilité de crédit renouvelable de 800 M$ CA ne dépasse pas 725 M$ CA, comme convenu dans la convention d’arrangement, puisque le non-respect de cette condition par Cineplex aurait permis à Cineworld de se retirer de l’opération.

Cineplex a informé Cineworld des mesures qu’elle prenait pour gérer ses flux de trésoreries et son endettement en avril 2020. Or, ce n’est qu’en juin 2020 que Cineworld s’est opposée à ces mesures et a décidé de les considérer comme des manquements irrémédiables à la convention d’arrangement.

Cineworld a fait valoir que Cineplex ne devait pas dévier de ses activités habituelles, et ce, malgré la pandémie de COVID-19. Elle soutenait également que si Cineplex n’avait pas pris ces mesures en dehors du cours normal de ses affaires, le solde de la dette de cette dernière aurait dépassé la limite de 725 M$ CA, et que cela lui aurait permis de résilier l’entente.

À cet effet, la Cour a noté que les clauses d’exploitation, particulièrement celles relatives à l’exploitation d’une entreprise dans le cours normal des affaires, ont deux objectifs fondamentaux :

  1. assurer que l’entreprise achetée par l’acheteur reste essentiellement la même entre la date de la signature de l’entente et la date de clôture de l’opération;

  2. éliminer le « risque moral » (moral hazard) qu’un vendeur agisse dans son propre intérêt au détriment de celui de l’acheteur durant la période de transition.

La Cour a également précisé que la clause d’exploitation devait être interprétée dans le contexte de la convention d’arrangement dans son ensemble, laquelle attribuait le risque associé à la pandémie de COVID-19 à Cineworld.

Du reste, selon la Cour, déterminer si une mesure est, ou n’est pas, prise dans le cours normal des affaires relèverait largement du cas par cas et reposerait sur une analyse flexible et contextuelle. Cela dit, la Cour a noté que, généralement, une mesure déroge du cours normal des affaires lorsqu’elle entraîne un changement majeur dans la nature de l’entreprise ou qu’elle aura probablement une incidence durable (long-lasting impact) qui perturbera l’acheteur dans l’exploitation de l’entreprise en question après la clôture de l’opération.

En s’appuyant sur la jurisprudence, la Cour a accueilli l’argument de Cineplex selon lequel l’engagement relatif au cours normal des affaires devait être lu dans le contexte de la convention d’arrangement dans son ensemble, et selon lequel d’autres dispositions dans la convention d’arrangement attribuaient à l’acheteur les risques systémiques, y compris tout effet défavorable sur l’entreprise lié à l’éclosion d’une maladie. La Cour a donc interprété l’engagement relatif au cours normal des affaires d’une manière qui n’invalidait pas l’attribution par les parties du risque associé à la pandémie à Cineworld.

Puis, en se fondant sur son interprétation globale de la convention d’arrangement, la Cour a déterminé que l’engagement relatif au cours normal des affaires exigeait de Cineplex qu’elle exploite son entreprise dans le cours normal de ses affaires et qu’elle prenne des mesures raisonnables pour maintenir et préserver ses activités. Selon la Cour, Cineworld n’a pris que le premier volet de cet engagement en considération, sans tenir compte du deuxième.

La Cour a conclu que les mesures prises par Cineplex étaient de nature « temporaire » et conformes aux mécanismes utilisés par le passé par l’entreprise pour gérer ses trésoreries et ses liquidités. Ces mesures, y compris le report de certains paiements et la réduction des dépenses afin de préserver les trésoreries, auraient de surcroît aidé Cineplex à préserver l’entreprise achetée par Cineworld.

La Cour a donc statué que Cineworld n’avait pas de raisons de résilier la convention d’arrangement et avait manqué à son obligation d’acquérir Cineplex.

DOMMAGES-INTÉRÊTS

La Cour a accordé à Cineplex 1,24 G$ CA en dommages-intérêts pour la perte de synergies, et 5,5 M$ CA supplémentaires au titre des frais liés à l’opération. Pour évaluer les synergies qu’auraient pu réaliser Cineplex par suite de l’opération, la Cour a tablé en grande partie sur un rapport préparé par Cineworld avant l’opération. Elle a également tenu compte d’une analyse effectuée par Cineplex en vue du procès. Cineworld a contesté la méthodologie employée dans ces rapports pour calculer les synergies attendues; par contre, son expert n’a pas présenté de solution de rechange pour calculer les dommages-intérêts.

En fait, Cineworld a avancé que Cineplex aurait dû atténuer ses dommages en demandant l’exécution en nature de l’opération et que, par conséquent, cette dernière n’avait pas droit aux dommages-intérêts fondés sur l’attente. La Cour a rejeté cet argument. Selon elle, le fait que Cineworld avait retiré sa demande d’approbation en vertu de la LIC empêchait Cineplex de demander à la Cour d’émettre une ordonnance d’exécution en nature, et le fait d’obliger Cineworld à faire de son mieux pour obtenir l’approbation requise en vertu de la LIC ne constituait pas un recours adéquat.

Pour établir la somme des dommages-intérêts pouvant lui être accordés, Cineplex a soutenu qu’il serait approprié qu’elle puisse récupérer la différence entre la valeur de ses actions à la date à laquelle l’entente avait été résiliée et le prix fixé dans le cadre de l’opération (soit 34 $ CA l’action), auquel cas les dommages-intérêts se seraient élevés à 1,32 G$ CA.

La Cour a rejeté cette proposition; selon elle, cette perte était plutôt celle des actionnaires, lesquels n’étaient pas parties à la convention d’arrangement. Elle a ajouté que les actionnaires ne constituaient que des tiers bénéficiaires aux fins de percevoir la contrepartie prévue dans une opération une fois celle-ci réalisée, et que rien dans la convention d’arrangement ne permettait à Cineplex de réclamer la perte subie par ses actionnaires si Cineworld manquait à ses obligations aux termes de la convention et mettait fin à l’opération avant la clôture.

En revanche, la Cour a accepté l’autre raisonnement soumis par Cineplex, selon lequel les dommages-intérêts devraient tenir compte de la valeur actualisée des synergies qu’elle s’attendait à réaliser par suite de l’opération conclue avec Cineworld.

Cineworld a cependant signalé que ces synergies lui auraient profité à elle ultimement, en tant qu’acheteur; mais la Cour a rejeté cet argument, notant que les synergies attendues faisaient bel et bien partie des avantages dont aurait tiré parti Cineplex.

Selon la preuve soumise par les deux parties, la contrepartie payable aux actionnaires dans le cadre de l’opération prenait en compte les synergies attendues (même si elle ne devait pas servir à établir les dommages-intérêts dans cette affaire).

La Cour s’est dite d’accord avec la manière dont Cineplex avait calculé les synergies perdues, et a refusé de déduire le coût anticipé du financement par emprunt que Cineworld comptait obtenir pour acquérir les activités de Cineplex dans le cadre de l’opération. Elle a indiqué que Cineworld n’avait pas soumis une preuve suffisante concernant ses plans à la suite de la clôture, notamment ce qui avait trait au moment auquel elle envisageait d’obtenir un tel financement par emprunt et aux répercussions financières que pourrait avoir celui-ci.

La Cour n’a pas non plus estimé qu’il y avait lieu de réduire les dommages-intérêts fixés en raison du fait qu’il était incertain que l’opération soit réalisée puisque les approbations réglementaires requises n’avaient pas encore été obtenues, la preuve attestant qu’il y avait une très forte probabilité que l’approbation en vertu de la LIC ait été accordée.

Avec du recul, compte tenu de la somme substantielle qui a été allouée à titre de dommages-intérêts, soit 1,24 G$ CA, par rapport à la valeur totale de l’opération, 2,8 G$ CA, on peut se demander s’il aurait mieux valu pour Cineworld de réaliser tout de même l’opération plutôt que de résilier l’entente.

PROCHAINES ÉTAPES

Cineworld a fait savoir qu’elle comptait porter la décision en appel.

Pour en savoir davantage, communiquez avec un membre de nos groupes Fusions et acquisitions, Litige et règlement des différends, Concurrence et antitrust et Investissement étranger, ou encore adressez-vous à l’avocat de Blakes avec lequel vous communiquez habituellement.

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